La Philosophie à Paris

PORTRAIT POLITIQUE / Métaphysique du sarkozysme par Slavoj Zizek

26 Juin 2007, 06:32am

Publié par Paris8philo

A l'occasion de la parution du « Sujet qui fâche », le philosophe slovène évoque avec Aude Lancelin du Nouvel Obs, l'actualité de la politique française. Paris8philo

 

Le Nouvel Observateur. - Lors de notre dernier entretien en novembre 2004, vous disiez que l'idéologie qui semblait amenée à triompher en France était une improbable synthèse de capitalisme décomplexé et d'esprit républicain ... Nous y sommes, non ?
Slavoj Zizek. - Le capitalisme global à l'état pur, ça ne marche jamais. Un alibi est toujours nécessaire. Il peut être populiste et médiatique, comme en Italie, ou bien multiculturaliste, dans l'Espagne de Zapatero. Ou encore patriote et étatiste à la manière française. Même en Chine le pouvoir redécouvre aujourd'hui la nécessité d'une justification théorique marxiste au capitalisme pur qui s'y pratique. La situation est en effet intenable : 2 000 émeutes ouvrières où l'armée doit intervenir par an. Un mélange assez obscène de marxisme rénové et de confucianisme y sert désormais là-bas de rustine sociale. Ici, je dirais que c'est le souci de l' « Identité nationale » qui semble amené à jouer ce rôle. N. O. - Lors de la présidentielle française , certains ont toutefois pu évoquer un « retour du politique », après des années d'unanimisme technocratique, europhile et rad-soc ... L'avez-vous perçu ainsi ?
S. Zizek. - Bien sûr que non. Au sujet de Sarkozy, je parlerais plutôt d'une repolitisation contre la politique elle-même. Sa réussite a justement consisté à faire passer ses adversaires pour des idéologues archaïques ayant raté le train enchanté du postpolitique, contrairement aux autres gauches européennes, le Labour Party ou la social-démocratie allemande. C'est pourquoi je n'ai été nullement surpris de le voir promouvoir un Bernard Kouchner. Celui-ci a de longue date été l'un des plus efficaces agents de la
dépolitisation par l'humanitaire. La tragédie de la gauche française, c'est de n'avoir su opposer aucune alternative à la puissante logique à l'oeuvre derrière Sarkozy, personnage il est vrai un peu ridicule. De la même façon que Kerry aux Etats-Unis n'avait fait que proposer une sorte de bushisme à visage humain, Ségolène Royal aura été une sorte de Sarkozy à visage féminin.
N. O. - Que suggérez-vous alors à la gauche, dans la mesure où le projet anticapitaliste que vous appelez de vos voeux semble n'avoir jamais eu aussi peu de crédit auprès de l'opinion ?
S. Zizek. - J'ai pour ma part été atterré par ces vieux gauchistes français qui souhaitaient quasiment la défaite de Royal pour qu'une « vraie » radicalité émerge enfin. Reste qu'un projet « de gauche » ne saurait plus longtemps se borner à demander un peu plus de justice sociale et à protester contre le racisme. Le drame aujourd'hui, c'est que même les questions économiques sont reformulées en termes exclusivement culturels par la gauche. On ne parle jamais de l'exploitation des immigrés, on s'inquiète seulement de notre intolérance à leur égard. Eh bien, prenez les discours de Martin Luther King, le plus grand moment de la lutte antiraciste américaine : le mot « tolérance » n'y apparaît jamais. Sa demande, elle est purement politique. Si la gauche française doit se refonder, elle ne peut non plus omettre de se demander si le système capitaliste fonctionne au niveau mondial. Car il ne fonctionne pas. J'ai bien peur que les catastrophes écologiques ou le problème biogénétique ne nous obligent du reste à redécouvrir très prochainement la nécessité du « grand acte politique ». Idem pour la question brûlante des favelas. Des gens comme Agamben agitent le spectre d'une « société de contrôle » mondialisée. C'est l'inverse qui est vrai : des centaines de millions de gens échappent désormais à toute régulation étatique, et ce n'est pas une bonne nouvelle. N. O. - Tous les courants intellectuels dominants semblent justement unis aujourd'hui dans une hantise de ce « grand acte politique »... Tout projet collectif d'envergure serait porteur de menaces, voire de catastrophes totalitaires. Que répondez-vous à cela ?
S. Zizek. - Toute l'idéologie postmoderne tend en effet à ça. C'est au fond ce qui unissait déjà des penseurs aussi différents qu'Adorno, Karl Popper ou Levinas. Les horreurs du XX e siècle ne seraient au fond que la conséquence des Lumières, voire de toute la métaphysique occidentale. Il y a là l'idée qu'il ne peut plus y avoir d'Absolu que négatif : la Shoah ou le goulag. Tout Absolu politique positif nous ramènerait fatalement à ça. Eh bien, je crois qu'il est urgent de résister à cette vision. Tout simplement parce qu'elle est fausse dans les faits. L'ontologie spontanée de tous les totalitarismes, que ce soit celui de Hitler, de Mao ou de Cuba aujourd'hui, a toujours au contraire été un relativisme historiciste radical. La phrase fondamentale de Staline, c'est : tout dépend des circonstances. Nous manquons encore à cette heure d'une pensée conséquente de ce que fut au juste l'horreur stalinienne. C'est du reste le vrai reproche que j'adresserais à la version provinciale de ce courant d'idées que furent en France « les nouveaux philosophes ». L'emblème de ça étant bien sûr « les Maîtres penseurs » de Glucksmann. Le coeur même des totalitarismes est resté impensé, et toutes sortes d'opportunistes sont venus remplir ce trou par de grandes généralisations vides.
N. O. - Les seuls penseurs français que vous preniez en compte dans ce livre, Alain Badiou, Jacques Rancière ou encore Etienne Balibar, sont justement ceux qui se voient fréquemment suspectés en France de passer outre les leçons de l'antitotalitarisme ...
S. Zizek. - Ce sont pourtant les seuls qui soient pris au sérieux aujourd'hui au niveau mondial. [ Rires. ] Mais cette méfiance est assez explicable : l'idéologie dominante aujourd'hui, c'est le matérialisme démocratique. Tout le monde prend Fukuyama pour un crétin d'Amérique, mais tout le monde au fond pense comme lui que la formule politique indépassable a été trouvée et que plus rien ne se passera « vraiment ». Il est donc logique que des penseurs qui offrent enfin les moyens théoriques de commencer à rebâtir un universalisme engagé ne soient pas nécessairement acclamés.
N. O. - Il serait donc désormais possible de sortir de ce cercle postidéologique , des décennies durant, la pensée est restée prise ?
S. Zizek. - Les deux fronts ennemis sont clairement identifiés en tout cas. D'un côté, un matérialisme extrêmement vulgaire qui tend à naturaliser le capitalisme. Un courant en passe d'envahir toute la pensée anglo-saxonne. De l'autre, le postmodernisme à la Derrida, c'est-à-dire la destitution de toute référence possible à quelque vérité transcendante que ce soit. Contre ces deux versants opposés d'un même néant idéologique, il s'agit de retrouver confiance en l'émancipation par l'universel. A la suite de Deleuze, je dirais ainsi que notre tâche la plus urgente est de redécouvrir l' « innocence de l'universel ».

« Le Sujet qui fâche », par Slavoj Zizek, Flammarion, 548 p ., 24 euros.


 

Aude Lancelin

Le Nouvel Observateur - 2224 - 21/06/2007

Commenter cet article
B
A propos de la fin de l'article, pour ce qui est de Levinas , son anti-totalitarisme , n'est il justement , par l'ethnique qu'il propose comme réalité plus juste , un fondement possible d'un universalisme désaliéné et plus humain. En s'éloignant de l'article: Et que si il y a départ dans des institutions a développer laissant leur autonomie aux individus, cette infinité que l'on trouve dans les rapports avec l'autre et qu'il décrit , n'en serait elle pas la partie éthique, et même sa pratique "normale"? Anti-totalitarisme n'est pas forcément synonyme d'anti-projet , n'est ni caduque, et placer cette notion d'infinité (dégagée de la transcendance divine que lui y rapproche) n'est elle pas une sorte de reconnaissance de la profondeur du voisin ,de sa capacité personnel , de son indépendance vis a vis de moi et de ce qu'on pourrait lui inculquer de l'extérieur (ce n'est pas non plus le coup d'un sujet pur , mais d'un qui a sa propre histoire et qui par ses heccéités et sa folie a ses capacités non catégorisées), d'une potentialité de rapport éloigné d'un déterminisme autre que social-historique-actuel ?  La dimension éthique, quoi , d'un projet politique non leviathanesque, pas forcement son unique fondement , une partie.
Répondre