La Philosophie à Paris

TEXTE / Ecole, production, égalité de Jacques Rancière

23 Juin 2008, 23:00pm

Publié par Paris 8 Philo (Antonia Birnbaum)

« Apprendre pour entreprendre » : le mot d'ordre d'un récent ministre de

l'Éducation résume assez bien la volonté d'un certain consensus sur les fins

de l'enseignement: consensus entre une tradition conservatrice ou libérale,

privilégiant la formation aux contraintes et aux responsabilités de la vie

active, et une tradition progressiste attachée aux vertus de la science

démocratiquement distribuée; consensus, au sein de cette dernière tradition,

entre les partisans d'une priorité au contenu universaliste du savoir et

ceux d'une attention spécifique aux enfants défavorisés par leur

appartenance à l'univers productif.

Ce consensus propose une vision optimiste des liens entre la logique de

l¹instruction et celle de la production : l'universalité de la science et

l'efficacité de ses applications y assurent la conséquence heureuse de la

formation scolaire à l'entreprise économique. Et elles garantissent aussi

l'harmonie entre la promotion des individus entreprenants et le bien de la

communauté. Une même finalité rassemble trois niveaux de problèmes: ceux qui

touchent à l'acte d'apprendre, ceux qui tiennent à la forme-école, ceux qui

concernent le rapport global entre population scolarisée et population

productive.

De tels courts-circuits appartiennent aux formes d'expression de la volonté

politique qui ne sont pas ici en question. Qui veut pourtant réfléchir sur

le champ d'action de cette volonté, donc sur ses pouvoirs et ses limites,

doit isoler les niveaux, s'interroger sur chacune de ces relations et sur

leur cohérence d'ensemble.

Ainsi « apprendre pour », dans la pratique, tend à se décomposer en

plusieurs actes. On apprend à exécuter, et cet apprentissage stimule

médiocrement les audaces de l'entreprise. On apprend pour commander et cette

finalité engendre une certaine indifférence au contenu du savoir . On

apprend pour savoir et ce goût est souvent antinomique de l¹impatience

d¹entreprendre. Enfin l¹on apprend tout simplement ­ parce qu'on appartient

à la catégorie de ceux qui apprennent ou au contraire pour en appeler d'une

exclusion de ce privilège.

C'est ici qu'intervient la forme-école. L'école n'est pas d'abord un lieu ou

une fonction définis par une finalité sociale extérieure. Elle est d'abord

une forme symbolique, une norme de séparation des espaces, des temps et des

occupations sociales. École ne veut pas dire d'abord apprentissage mais

loisir. La scholè grecque sépare deux usages du temps: l'usage de ceux

auxquels l'astreinte du service et de la production ôte, par définition, le

temps de faire autre chose; l¹usga de ceux qui ont le temps, c¹est-à-dire

sont dispensés des contraintes du travail. Parmi ceux-ci, quelques-uns cherche pa ?  

mavant tout jorent encore cette disponibilité en sacrifiant autant que possible les

privilèges et les devoirs de leur condition au pur plaisir d'apprendre. a

Quel rapport entre ces jeunes Athéniens bien nés et la foule bigarrée et

rétive de nos collèges de banlieues ? Rien qu'une forme, convenons-en : la

forme-école, telle que la défmissent trois rapports symboliques fondamentaux

: l'école n'est pas d'abord le lieu de la transmission des savoirs préparant

les enfants à leur activité d'adultes. Elle est d'abord le lieu placé hors

des nécessités du travail, le lieu où l'on apprend pour apprendre, le lieu

de l'égalité par excellence. [La connaissance pour la connnaissance]

 

 

L'ÉCOLIER ET L'APPRENTI

 

C'est toujours cette structure qui est au c¦ur des problématiques modernes

de l'école. L'école n'a pas affaire à l'égalité comme à un but dont elle

serait le moyen. Elle n¹égalise pas par son contenu ­ la science avec ses

effets supposés de redistribution sociale ­ mais par sa forme. L'école

publique démocratique est déjà redistribution: elle prélève au monde inégal

de la production une part de ses richesses pour la consacrer au luxe que

représente la constitution d'un espace-temps égalitaire. Si l¹école change

la condition sociale des écoliers, c¹est d¹abord parce qu¹elle les fait

participer à son espace-temps égal, séparé des contraintes du travail. La

banalisation de la forme scolaire, en identifiant le temps social de l'école

au temps naturel de la maturation des enfants, masque cette rupture

symbolique fondamentale: le loi dans sa , la laissir, norme de séparation des vies nobles et

viles, est devenu part du temps de l'existence travailleuse. L¹école n¹est

pas préparation, elle est séparation. Les critiques de l'« école de classe »

ont un peu vite renvoyé cette séparation à l'opposition de l'« égalité

formelle » et de l'« égalité réelle ». L'école ne promet pas mensongèrement

une égalité qu'elle laisserait démentir par la réalité sociale. Elle n'est

l'« apprentissage » d'aucune condition. Elle est une occupation, séparée des

autres, gouvernée en particulier par une logique hétérogène à celle de

l¹ordre productif. Ses effets divers sur les autres ordres tiennent d'abord

à la façon dont elle propage les façons de l'égalité.

La dénonciation moderne de l'école « reproductrice » des inégalités n'est

peut-être que le succédané ironique d'une dénonciation beaucoup plus

ancienne et plus dramatiquement vécue: celle du déclassement, du désordre

automatiquement produit dans l'ordre social par toute extension de la forme

égalitaire de l'école. Qui a goûté à l'égalité scolaire est virtuellement

perdu pour un monde de la production qui est d'abord celui de l'inégalité et

de l'absence de loisir. La perte est double, économique et sociale.

En 1943, une enquête des ingénieurs des Arts et Métiers fixait ainsi les

besoins en formation de la société française: 67 % des hommes actifs n'ont

pas besoin de qualification professionnelle, 26 % ont besoin d'une formation

technique industrielle ou agricole, 4 % d'une formation commerciale, 1,1 %

d'une formation littéraire et 1 % d'une formation scientifique non

directement productive [1]... L'énorme excès ainsi « mesuré » de la

production de savoir scolaire sur les besoins réels de « formation » est

aussi bien excès d¹égalité, mortel pour l¹ordre social. L'école fait plus

d'égaux que la société n'en peut employer. Ces travailleurs utiles

soustraits à leur utilité ­ qui est symbotlique plus que réelle ­ sont voués

aux frustrations de l'égalité. Transportant dans le monde économique les

façons et les aspirations de l'école, ces déclassés ne cesseront d'être

dénoncés comme le ferment de toute subversion.

La politique des « lumières » ne contrevient pas à cette représentation.

Elle ne vise pas la distribution universelle des savoirs sous forme d'école

; elle cherche leur répartition utile: accroissement du savoir de ceux qui

commandent; introduction des savants dans le corps des décideurs ;

distribution à chacun du savoir nécessaire et suffisant pour l¹exécution

optimale de sa tâche ­ lequel n'est pas savoir d'école et doit même en

rester l'opposé sous peine de transformer les producteurs de la richesse des

nations en demi-savants et en factieux.

Selon cette logique, ce qui convient au producteur, c'est la forme sociale

exactement opposée à l'école, celle où l'on ne se préoccupe pas d'apprendre,

sous l'égalité même de la férule, mais d'apprendre à faire dans les

conditions de la hiérarchie qui apprend une condition en même temps qu¹un

métier. C¹est l¹apprentissage qui prépare le jeune ouvrier à son métier en

le laissant dans son état. Tout au long des querelles qui concernent

l'enseignement technique et l'enseignement professionnel revient la monotone

complainte qui oppose l'apprentissage de l'atelier, l'introduction vraie à

l'univers du travail à l'abstraction d'écoles faussement professionnelles,

perverties par le modèle de l'école classique, celle des avocats, des

médecins et des professeurs. « C'est en forgeant qu'on devient forgeron »,

dit la sagesse des nations. Mais c'est trop peu dire. Car qui empêche, a

priori, de mettre des forges dans des écoles ? Les adversaires d'une école

pour producteurs mettent donc les points sur les i: « C'est en forgeant du

vrai fer sur de vrais outils pour de vrais clients qu'on devient un vrai

forgeron [2]. »

Mais étrangement ce discours du vrai travail, de la pratique formatrice

opposée à la théorie productrice de vanité, se dit toujours au passé. Tous

ceux qui vantent les pouvoirs de l'apprentissage en parlent comme d'un

paradis perdu : idylle de ces corporations et de ces compagnonnages d¹avant

1789 où l¹apprenti était formé dans l¹amour et les secrets du métier en même

temps que protégé contre l¹exploitation déréglée du capitalisme. Là-dessus

roule, à partir des années 1840, l'intarissable discours sur la « crise de

l'apprentissage ». D'une brochure ou d'une enquête à l'autre s'égrène le

monotone chapelet des mêmes griefs: livré par des parents insoucieux ou

naïfs à la discrétion du maître, l'enfant n'est initié ­ et souvent fort mal

­ aux « secrets » du métier que dans les tout derniers temps de son

apprentissage. Pendant trois ou quatre ans, il n'est que le domestique,

sinon le souffre-douleur, du maître ou des ouvriers, et le plus souvent des

deux à la fois. Quand sa force physique ne s'étiole pas dans l'obscurité, le

dés¦uvrement ou les corvées de l'atelier, c'est son esprit qui se dévergonde

à flâner dans les rues où il fait les courses du bourgeois, de la bourgeoise

ou des compagnons. Ce qu'il apprend de ces derniers, c'est d'abord la

dépravation qu'il imite vite et la violence qu'il exercera plus tard à son

tour.

À ces accusations le maître ne manque pas de réponses. Tout aussi monotone

est le récit des déboires des patrons paternels et consciencieux :

s'appliquent-ils à former de bonne heure l'apprenti, celui-ci, dès qu'il en

sait assez, se hâte, souvent avec la complicité de ses parents, de quitter

l'atelier de son instructeur pour se placer à bon prix chez un concurrent.

Les « années perdues » de l'apprenti sont une mesure de prudence contre la

mauvaise foi des familles [3].

Les torts sont partagés, disent les observateurs équitables. L'essentiel

n'est pas là. Il est dans ce fait étrange : l'atelier, seul lieu de

formation du vrai travailleur, est aussi le lieu obligé de sa depravation.

Situation qui peut se lire à l'envers: comme si la « crise » était le

fonctionnement normal de l'entrée dans l'univers ouvrier. Peut-être, en

effet, le temps perdu par l'apprenti est-il un temps gagné par les ouvriers,

un retard bienvenu à son entrée ­ et surtout à son entrée à compétence égale

­ sur le marché du travail, un marché déjà raréfié puisque l'apprentissage

laisse en dehors de son cycle une masse ouvrière « déqualifiée » elle aussi

symboliquement avant de l'être réellement. La qualification se mesure aussi

au temps qu'on perd et à celui qu'on fait perdre aux autres pour assurer sa

valeur symbolique. L'apprentissage prépare à la production moins comme

acquisition de savoirs techniques utiles que comme forme spécifique de

participation-soustraction à l'univers du travail. Et il ne s'oppose pas à

l'école comme la formation « pratique » à la formation « théorique » mais

comme un autre usage du temps, une autre forme de séparation, marquée, en

son dedans comme en son dehors, par l'inégalité. Les courses et les brimades

de l'apprenti, sa participation plus ou moins consciente et volontaire aux

ruses familiales dans ses rapports avec le maître sont une préparation

efficace à un monde du travail qui est d'abord celui des rapports de force

et de ruse qui essaient de tirer du « bon » côté le rapport inégalitaire

constitutif de l'ordre économique.

Le discours sur la « crise de l'apprentissage » est la manière dénégatrice

de dire ceci: l'apprentissage est une forme sociale qui n'a que des rapports

limités avec le modèle de rationalité que la psychologie de la connaissance

entend sous le même vocable ­ la conséquence d'un schéma intellectuel et

moteur acquis à sa mise en ¦uvre.Il ne prépare pas à un usage optimal de

l¹outil mais à un usage raisonnable de la condition ouvrière. Les

nostalgiques de l'apprentissage ne cesseront de le reprocher aux ateliers

modèles de l'enseignement technique: si forts qu'ils soient au tour ou à la

lime, leurs élèves ne font pas du vrai travail.

Le vrai travail n'est pas le chef-d'¦uvre qui démontre la maîtrise parfaite

des outils. Il est l'occupation de celui qui, au travers des rapports de

force et de ruse, a acquis la possibilité de vendre sa force de travail dans

la production d'objets commercialisés. Le travail est savoir-être avant

d¹être savoir-faire. Il est achat et vente avant d'être application d'un

savoir à un métier. Et c'est d'abord ce savoir-être, façonné aux ruses et

aux dépravations de l1)  qu %  eé de veulent corriger les

fondateurs de l'école républicaine. C'est pour lutter contre cette «

déplorable école de m¦urs publiques, autant que de m¦urs privées »,

corrompant « l'homme dans l'apprenti, le citoyen dans l'ouvrier » qu'Octave

Gréard crée ses écoles d'apprentis [4]. L¹atelier n¹est pas en effet pour la

jeunesse une école de morale républicaine. Et la « crise de l'apprentissage

» n'est en ce sens que sa trop grande adaptation aux rapports in égalitaires

du monde du travail.

C'est dire qu'à l'inverse le discours nostalgique est peut-être une façon de

conjurer la menace que l'extension de la société scolaire représente pour la

socialisation propre à l'apprentissage. N'est-ce pas cette extension qui

aiguise la perception ­ et la dénégation ­ des contradictions propres à

l'univers du travail, des tensions entre la logique des échanges salariaux,

celle de la performance industrielle et celle de la rationalité scientifique

et technique ?

 

 

DU PARADOXE DÉMOCRATIQUE AU PARADOXE SOCIALISTE

 

L'idylle d'une amoureuse initiation de l'enfant du peuple d'autrefois à son

travail d'homme est évidemment incluse dans ce grand mythe que la pensée

contre-révolutionnaire a généreusement légué au socialisme et à la science

sociale: celui d'une unité sociale, d'une intégration traditionnelle des

fonctions sociales qu'aurait brisées la nouveauté révolutionnaire. Ce que

dénonce en fait ce rêve ­ tenace dans les bonnes pensées progressistes ­

c'est tout simplement la démocratie, en tant que celle-ci se caractérise par

l'hétérogénéité, par la non-coïncidence des formes sociales qui entrent dans

sa constitution : forme-salariat et forme-école, représentation politique et

institution de la science, etc.

Tel est en effet le paradoxe de la démocratie. D'une part, elle garde la

marque des anciennes barrières d'ordre et d'abord de celle qui sépare le

loisir intellectuel de la nécessité productive. Mais de cette séparation

jadis « fontionnelle » elle fait une contradiction en mouvement, où les

politiques d'éducation commune des citoyens, de distribution des savoirs

adaptés aux conditions et de redistribution des hiérarchies viennent

rencontrer sous des formes mal programmables les investissements politiques

et sociaux des familles qui savent que, dans une société inégale, les égaux

sont aussi des supérieurs. Avant d'être l'instrument de programmation d'une

science utile à l'entreprise commune, l'école est le lieu privilégié de la

négociation de l'égalité, porteur de modèles de société qui mettent en crise

les modèles sociaux enracinés dans l'« apprentissage » de la vie productive.

Ses effets de transformation sociale ne sauraient cesser d'être conformes à

son essence: la mise à distance de la production. De là l'ambiguïté ­ et

souvent la frivolité ­ des attaques de droite comme de gauche mettant au

compte de la tradition « mandarinale » ce qui est le poids propre de la

contradiction démocratique.

De là aussi la question: comment, au sein de la contradiction démocratique,

a pu se constituer l'image heureuse d'une école offrant à tous les enfants

des travailleurs la science qui leur permet de s'élever socialement en

participant à la commune entreprise ? Cette question renvoie elle-même à une

question plus fondamentale où pourrait se résumer le paradoxe socialiste:

comment le travail et la production, monde de l'absence de loisir et de la

guerre sans merci, ont-ils pu devenir le c¦ur d'une vision égalitaire du

monde ? On a plus d'une fois mis cette promotion au compte d'un « humanisme

travailliste » dont l'élite ouvrière aurait transmis à la pensée socialiste

les valeurs égalitaires. Il y a lieu pourtant de s'interroger sur la

cohérence des traits avec lesquels on a dessiné cet humanisme du travail. À

lire dans le texte proudhonien, sa bible supposée, on voit que cette

cohérence ne s'assure que par quelques coups de force qui assimilent le

fléau de la justice au levier de l'ouvrier, la parole commune à l'alphabet

du travail et la discussion maçonnique à l'¦uvre des constructeurs [5]. Pour

que la coïncidence de la science, du travail et de l'égalité se fixe sur le

personnage du producteur, il faut déjà qu'elle se soit construite ailleurs.

Entre l'écolier et le producteur, comme entre le savant et l'homme du

peuple, la soudure n'a pu se faire ­ et être mise au compte de la promotion

du travail ­ que par un intermédiaire. Il faut peut-être pour l'entendre

revenir à cette logique minimale des formes sociales qu'indiquait la vieille

tripartition de la race d'or des savants, de la race d'argent des guerriers

et de la race de fer des travailleurs. Le personnage-pivot qui fixe la

coïncidence démocratique de l'application de la science et de la promotion

du peuple, c'est le guerrier républicain, soldat, officier ou ingénieur de

la France révolutionnaire. C'est dans le milieu de la guerre

révolutionnaire, celui des Monge, des Carnot ou des Marceau, où les savants

sont réquisitionnés pour la fabrication de la poudre et la formation d'une

élite nouvelle, que le plein emploi des lumières de la science est venu

coïncider avec le plein emploi des vertus acquises sur le terrain par

l'homme du peuple. Une fois au moins la promotion des enfants du peuple,

l'application immédiate de l'innovation scientifique et technique au service

de la collectivité et la cause civique de l'égalité ont trouvé à s¹ajuster :

dans la figure de l'artilleur ou du canonnier des armées révolutionnaires.

C'est là en effet que la logique de l'institution scientifique et celle de

la pensée des lumières se sont trouvées portées au-delà d'elles-mêmes. C'est

d'abord à l'artilleur et au canonnier que pense Cabanis lorsqu'il prend à

brasle-corps cette hantise du déclassement qui s'opposait aux aléas de la

dissémination scolaire du savoir. À quoi rime, demande-t-il, cette grande

peur de produire des « demi-savants » ? Ces « demi-savants » si honnis sont

« la véritable force des nations » [6]. À sa suite, le XIXe siècle cherchera

inlassablement à former des « sous-officiers » de l'armée du travail à

travers toutes les écoles vouées à unir la science à la production, École

polytechnique et École centrale, écoles d'arts et métiers et écoles

d'enseignement professionnel ­ quitte à découvrir que, sortie de la

coïncidence des armées révolutionnaires, la notion de sous-officier éclate

selon les logiques qui font diverger de la droite ligne productive les

mécanismes scolaires, les stratégies de promotion sociale et les passions

civiques.

Derrière le grand hymne au producteur-roi qu¹introduisent, dans les années

1830, les trompettes saint-simoniennes, il faut reconnaître le pouvoir plus

efficace de ce modèle militaire-révolutionnaire pour fixer les désirs de

promotion individuels et les passions collectives des hommes du peuple au

XIXe siècle. Modèle porté par une réalité institutionnelle, celle qui fait

de l'armée, des écoles militaires saisies par la nouveauté scientifique et

technique et des écoles scientifiques tournées vers les besoins militaires,

des laboratoires de l'innovation, unissant le développement nouveau de la

science et de ses applications au développement de nouveaux rapports

sociaux. Ainsi la Révolution a-t-elle reconnu cette école que l'émigré La

Rochefoucauld-Liancourt avait ouverte pour « ouvrir aux classes du peuple

les portes de l'avancement militaire ». Ce sera la première de ces écoles

d'arts et métiers plus tard chargées de former des sous-officiers non plus

de l'armée mais de l'industrie, des contremaîtres « capables de rendre leur

pensée par un dessin et de calculer les éléments des machines » [7], mais

dont les élèves se chargeront aussi de maintenir les turbulences

révolutionnaires.

Et c'est autour de l'École polytechnique, dans le milieu des ingénieurs

formés par elle, que l'enthousiasme scientifique et militaire de la

Révolution engendrera les enthousiasmes nouveaux de l'industrie, du

producteur-roi et de l'armée du travail. Paradoxe du saint-simonisme : son

fondateur oppose le nouveau modèle industriel de l'administration des choses

au vieux modèle militaire du gouvernement des personnes. Mais c'est en fait

la « nouvelle » armée, l'armée de la Révolution, qui prête son modèle de

rationalité technicienne, d'enthousiasme collectif et de promotion

individuelle à la propagande pour la religion nouvelle de l¹industrie, de la

hiérarchie passionnelle et du classement des capacités. Et c'est le milieu

polytechnicien qui se charge de sa mise en pratique, quitte à découvrir que,

s'il est un domaine qui résiste à l'application du modèle de la mobilisation

intégrale des capacités et des enthousiasmes, c'est bien le domaine

industriel. Le producteur-roi ne dérive pas de l'entreprise capitaliste, ni

du savoir et de la lutte ouvrière. Il dérive de l'artilleur révolutionnaire,

image fondatrice d'une coïncidence unique entre la promotion de la science,

l'ascension des enfants du peuple et le déploiement de l'enthousiasme

civique, assemblant les traits dont se pareront les noces futures de

l'école, de la nation et du travail.

 

 

 

 

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