La Philosophie à Paris

BOUVERESSE / Logique et politique

10 Septembre 2006, 09:00am

Publié par Paris 8 philo

La version intégrale de cet entretien dans la rubrique "les inédits de l’Humanité", rubrique "Idées", le 14 janvier 2004.

Son oeuvre en témoigne, Jacques Bouveresse, professeur de philosophie du langage et de la connaissance au Collège de France, refuse de voir réduire la philosophie à une spéculation oiseuse, sans liens avec la réalité. Précisant, ici, son rapport à la logique, à la critique marxiste, à Bourdieu, il souligne la puissance redoutable du " pouvoir médiatique " et illustre un usage " thérapeutique " de la philosophie face à la " confusion linguistique et conceptuelle actuelle " et à " l’appauvrissement de l’imagination morale et sociale " qui atteint le monde intellectuel.

Jacques Bouveresse est enfant de petits paysans Franc comtois , et a fait ses études secondaires au séminaire de Besançon. La découverte du milieu philosophique et universitaire lors de son entrée à l’École normale supérieure en 1961 constitue un véritable choc dont il s’est expliqué notamment dans "Le philosophe et le réel" ( voir bibliographie). En substance, ce milieu ne lui semblait pas manifester le sens de la rigueur et de responsabilité intellectuelles auquel il s’attendait.

Évoquer vos débuts en philosophie, Jacques Bouveresse, c’est noter votre dissidence vis-à-vis d’une façon, dominante dans les années soixante, lorsque vous entrez à l’École normale supérieure, de considérer l’intérêt de cette discipline à partir notamment de la politique. Cette dissidence, ou plutôt cette rupture avec les courants alors en vogue, était-elle, à vos yeux, nécessaire ? Irrévocable ?

Jacques Bouveresse. Cela dépend de ce que vous entendez par " nécessaire ". Une réaction du genre de celle que j’ai eue à l’époque était sans doute inévitable pour quelqu’un qui avait suivi un parcours comme le mien. Mais elle aurait pu prendre d’autres formes, y compris, peut-être, l’abandon pur et simple de la philosophie, s’il n’y avait pas eu, au moment crucial, la rencontre avec une autre tradition, à savoir la philosophie analytique. Il m’arrive, encore aujourd’hui, de regretter de temps à autre de n’avoir pas choisi plutôt, au moment où c’était encore possible, les sciences, et plus précisément les mathématiques. Je me dis parfois qu’il serait décidément plus agréable de pratiquer une discipline où l’on peut parvenir, au moins de temps à autre, à des résultats qui, du point de vue humain, sont peut-être d’un intérêt un peu limité, mais ont au moins l’avantage d’être à peu près assurés. Je pense ici à une chose que dit Ludwig Wittgenstein, à savoir que, dans n’importe quel problème philosophique, l’incertitude descend en quelque sorte jusqu’à la racine. Vous me demandez si la " rupture " qui s’est produite - au moins avec ma tradition philosophique d’origine (une rupture complète avec la philosophie elle-même est beaucoup plus difficile à imaginer) - était irrévocable. La réponse me semble être clairement négative. Aujourd’hui, avec la distance et le recul, j’ai recommencé à trouver un intérêt considérable à des questions et à des auteurs dont, à l’époque, je ne voulais surtout plus entendre parler. Il faut dire que ce qui m’a dégoûté pour longtemps de certains philosophes, comme par exemple Heidegger, c’était vraiment la façon dont on nous en parlait et dont se comportaient leurs disciples. Aujourd’hui, la façon est sensiblement différente. Curieusement, je n’ai pas eu ce problème au même degré avec des penseurs comme Marx, Nietzsche ou Freud.

Vous allez donc pendant plus de deux décennies vous consacrer à l’étude et à la popularisation de l’ouvre de Wittgenstein, ce philosophe britannique d’origine allemande, non sans vous être passionné en même temps pour l’étude de la logique, à travers des auteurs comme Gottlob Frege, Bertrand Russell. Pourquoi ce double intérêt ?

Jacques Bouveresse. Le mathématicien et logicien Kurt Gödel dit que le bon usage de la logique en philosophie est celui qui consiste à s’en servir pour développer le goût de la précision, et il trouve beaucoup moins intéressante l’utilisation explicite et militante qui en a été faite pour la construction de philosophies d’une certaine sorte, en particulier l’empirisme logique, qu’il n’aimait pas beaucoup. Je n’ai jamais été tout à fait d’accord avec lui. La révolution logique effectuée par Frege, Russell et d’autres a rendu possible non seulement un gain important du point de vue de la précision, une chose que, à la différence de la plupart des philosophes français, je continue à trouver essentielle en philosophie, mais également la construction de systèmes philosophiques (on pourrait même dire, je crois, métaphysiques), extrêmement brillants et d’une espèce tout à fait inédite. On peut penser, bien entendu, au Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein, mais également à un livre comme Der logische Aufbau der Welt (1928), le premier ouvrage important de Carnap. En ce qui concerne Wittgenstein, je me suis intéressé pour commencer, comme tout le monde, au premier (celui du Tractatus), et ensuite, ce qui était plus rare à l’époque, au deuxième (celui des Recherches philosophiques), qui adopte un style à première vue bien différent en philosophie et ne fait apparemment plus grand cas de la logique. Mais même si j’ai consacré plus de vingt ans à écrire des livres sur les différents aspects de son ouvre (j’ai essayé, autant que possible, de n’en négliger aucun), j’ai continué à accorder à la logique le même genre d’intérêt, et je suis resté convaincu de son importance pour la philosophie. L’ignorance complète de la logique a d’ailleurs pour effet de rendre inaccessible une bonne partie de la culture philosophique la plus traditionnelle. Mon propre travail philosophique illustre, je crois, simultanément une conception théorique de la philosophie, dans laquelle la logique continue à jouer un rôle important, et une conception plus wittgensteinienne, que l’on peut appeler " thérapeutique ", de ce qu’elle cherche à faire.

Peut-on considérer que la philosophie de Wittgenstein relève du rationalisme, d’un certain matérialisme ? Vous-mêmes, vous considérez-vous comme un matérialiste en philosophie ?

Jacques Bouveresse. Je me méfie particulièrement et, à certains égards, de plus en plus des mots en " isme ", qui la plupart du temps n’expliquent rien et ont même plutôt tendance à obscurcir les choses. Je suis toujours étonné du nombre de philosophes qui continuent à croire que l’on peut résoudre un problème en se contentant, par exemple, de qualifier de " positiviste " une position philosophique ou un auteur que l’on n’aime pas.

Mais je pense que, si l’on y tient, on peut qualifier Wittgenstein de " rationaliste ", et peut-être également de " matérialiste ". Le fait qu’il n’ait pas eu beaucoup de sympathie pour la science, sous sa forme actuelle, et pour la civilisation scientifique et technique, ne fait évidemment pas de lui un irrationaliste, dans quelque sens que ce soit, même si c’est ce que l’on croit parfois. Wittgenstein ne pensait pas que, dans le domaine de la connaissance proprement dite, il puisse y avoir une entreprise susceptible de rivaliser sérieusement avec celle de la science, et il ne croyait en tout cas pas que la philosophie puisse avoir ce genre de prétention. Ce à quoi il cherchait à encourager l’homme d’aujourd’hui est bien, avant tout, à se servir de sa raison. En ce qui me concerne, s’il y a des gens qui, compte tenu du fait que j’ai rompu assez fréquemment des lances avec l’idéalisme et également avec le spiritualisme, tiennent à me considérer comme " matérialiste ", je ne suis pas choqué. Mais c’est un qualificatif que j’hésite toujours un peu à m’appliquer moi-même et auquel je ne tiens pas spécialement.

L’autre versant de votre réflexion peut être compris comme une exploration des dispositifs symboliques de pouvoir, de la fabrication et du maintien de l’idéologie dominante, en particulier à travers la presse. Est-ce une démarche qui vous a rapproché de la critique marxiste ?

Jacques Bouveresse. J’ai été depuis le début assez loin de la philosophie marxiste, telle qu’elle se présentait et qu’elle était enseignée à l’époque, mais je n’ai jamais été aussi loin que certains ont pu le croire de la critique marxiste, en particulier de la critique sociale d’inspiration marxiste. Vous avez raison de penser que je me suis toujours intéressé, à ma façon, à l’analyse des dispositifs de pouvoir, notamment (mais pas seulement) de ceux qui sont en vigueur dans le monde intellectuel, et à la dénonciation des inégalités et des injustices qu’ils engendrent ou reproduisent. En ce qui concerne la presse, je crois que, loin de corriger celles-ci, elle les aggrave au contraire de façon systématique. Le pouvoir que les médias exercent sur le destin des ouvres de l’esprit et dont tout le monde s’accorde à dire qu’il devient de plus en plus important m’a toujours semblé inquiétant, parce que je le trouvais beaucoup trop arbitraire et exercé la plupart du temps sans aucune préoccupation réelle pour la justice et l’équité. Je dois dire que je trouve très préoccupant l’appauvrissement incroyable de l’imagination morale (et sociale) qui a pour conséquence que des gens qui sont restés avant tout un peu plus sensibles que d’autres aux inégalités et aux injustices, y compris dans le monde des idées et de la culture, s’entendent répondre aujourd’hui de plus en plus souvent qu’ils sont simplement des aigris et des jaloux. J’ai trouvé absolument sidérant que ce genre de leçon soit infligé avec le plus grand sérieux à Bourdieu lui-même au moment de sa mort. Il se peut que tout cela m’ait rapproché, sinon de la doctrine, du moins de la critique marxiste et, en tout cas, cela ne me gênerait sûrement pas si c’était le cas. J’ai d’ailleurs le sentiment qu’il suffit aujourd’hui d’être scandalisé par certaines injustices criantes et de le dire ouvertement pour être considéré déjà, à peu de choses près, comme un marxiste attardé et sectaire (c’est aussi le genre de chose qui a été reproché à Bourdieu).

Néanmoins vous ne vous êtes au grand jamais retrouvé dans la lecture althussérienne de Marx. Vous aimez rappeler que votre ami Pierre Bourdieu se disait parfois plus marxiste que les marxistes. Ce n’est pas seulement une boutade ?

Jacques Bouveresse. Vous avez raison de dire que je n’ai jamais été séduit par cette lecture de Marx. Je ne l’ai pas été non plus, du reste, par l’althussérisme en général. Mais les rapports que j’ai eus avec Althusser sont une chose, ceux que j’ai eus (et que je voudrais bien essayer de conserver) avec l’ouvre de Marx en sont une autre. C’est un peu la même chose avec Freud, que je continue à lire régulièrement, alors que ses héritiers et ses disciples (y compris Lacan) m’ont, de façon générale, assez peu intéressé. Bourdieu ne plaisantait pas tout à fait, je crois, quand il se présentait comme le seul vrai marxiste. Il reprochait aux disciples d’Althusser, que nous appelions, quand j’étais étudiant, les " théoriciens ", de n’être justement que des théoriciens et de ne pas faire sur la réalité sociale concrète le genre de travail empirique qu’aurait dû impliquer leur adhésion aux principes du marxisme.

Revenons aux médias et aux intellectuels. Dans vos derniers livres, vous soulignez que beaucoup d’entre eux n’hésitent pas à promouvoir n’importe quelle imposture, n’importe quel relativisme dès lors qu’ils correspondent à un marché où les vendre...

Jacques Bouveresse. J’ai été, en effet, comme Bourdieu dans les dernières années, très critique à l’égard des médias et du comportement des intellectuels médiatiques. Comme dit Bourdieu : " Il y a des notoriétés scientifiques qui s’acquièrent par les médias et qui peuvent permettre à des gens, qui ne sont pas les meilleurs du point de vue de l’univers des savants, d’obtenir des avantages compétitifs, comme disent les économistes, des subventions, des crédits, des honneurs, etc., à la faveur d’un usage habile des médias. " Essayez simplement de penser au poids réel dont aurait pesé un épisode comme l’apparition de ce qui a été appelé la " nouvelle philosophie " sans le concours des médias, et sans l’" usage habile " que les intéressés (qui se sont révélés justement des maîtres et même des virtuoses dans ce domaine) ont été capables d’en faire.

Bourdieu a consacré son dernier cours au Collège de France à la façon dont l’autonomie relative des lieux et des institutions dans lesquels se construit le savoir authentique pourrait être menacée désormais par l’emprise du pouvoir économique et celle du pouvoir médiatique. Je pense qu’il a eu raison de soulever ce problème, et cela d’autant plus que l’on a tendance à exiger aujourd’hui, au nom de ce qui est supposé être la démocratie, qu’une valeur et une dignité égales soient accordées à toutes les convictions et à toutes les croyances, y compris les plus irrationnelles et les plus infondées [NDLR : l'un des formes de nihilsme : Tout se vaut donc rien ne vaut]. Je ne crois pas du tout, pour ma part, que le relativisme épistémologique et moral soit la seule philosophie compatible avec la démocratie.

L’indépendance à l’égard des pouvoirs économique et politique - telle que Jaurès et ses successeurs l’ont voulue par exemple pour l’Humanité - vous semble-t-elle une garantie, un objectif encore crédible ?

Jacques Bouveresse. Cette indépendance par rapport au pouvoir économique et politique est sûrement une condition sine qua non de l’existence d’une presse capable de remplir la tâche pour laquelle elle a été conçue. Toute la question est de savoir jusqu’à quel point elle est encore possible, et il y a des raisons d’être pessimiste sur ce point. Mais il y a aussi la question de la dépendance du pouvoir politique lui-même par rapport au pouvoir médiatique, et celle de savoir si les véritables empires de demain ne sont pas les empires médiatiques. Voir un homme comme Berlusconi réussir à conquérir le pouvoir politique dans un pays comme l’Italie, c’est sûrement une chose qui nous concerne bien plus que nous ne le pensons et qui devrait nous faire réfléchir davantage.

Passons à l’enseignement de la philosophie. Vous avez été l’auteur, avec Jacques Derrida, dans les années quatre-vingt, d’un rapport visant à réformer les études de philosophie, qui n’a jamais eu de suite. Dans le système scolaire rien n’a beaucoup changé depuis trente ans, tant dans les programmes que dans la formation des élèves. Comment expliquez-vous ce conservatisme ?

Jacques Bouveresse. Je n’avais accepté de me lancer dans ce genre d’entreprise que par devoir et parce que Bourdieu tenait beaucoup à ce que je le fasse. Mais je l’ai fait sans illusion et je n’ai pas été vraiment surpris des réactions du milieu philosophique. Cela dit, je continue à considérer que les propositions que nous avions faites étaient, dans l’ensemble, parfaitement raisonnables. Il s’agissait, au fond, de remplacer une conception plus ou moins mythique de l’enseignement de la philosophie par une conception un peu plus réaliste et néanmoins suffisamment ambitieuse. Mais, comme Derrida lui-même semble le penser aujourd’hui, il y a probablement des raisons spéciales qui font que le milieu philosophique, qui est toujours prêt à prêcher le changement et quelquefois même la révolution aux autres, se révèle, quand il est question de ses propres affaires, d’un conservatisme et d’un immobilisme assez ahurissants. Il y a, il est vrai, une minorité de professeurs de philosophie qui voient les choses de façon sensiblement différente mais ce ne sont malheureusement pas ceux-là qui exercent le pouvoir et l’influence.

Sans chercher à rétablir ce que vous appelez dans notre leçon inaugurale au Collège de France le " fantôme de la vérité une et indivisible ", peut-on parler pour l’avenir d’une urgence du travail philosophique ?

Jacques Bouveresse. Je réponds sans hésiter que le travail philosophique, au sens où je le comprends, ne m’a jamais paru aussi nécessaire qu’en ce moment, notamment à cause de la confusion linguistique et conceptuelle dans laquelle nous avons tendance à nous enfoncer de plus en plus, avec toutes les conséquences désastreuses qui sont susceptibles d’en résulter. Il y a un travail dont l’importance ne diminue pas, mais est au contraire de plus en plus grande, à effectuer simplement sur notre langage, sur la façon dont nous parlons et sur ce qu’elle révèle. Mais je reste persuadé qu’il serait déjà très réconfortant de réussir à éliminer, par la philosophie, des erreurs et des absurdités de diverses sortes. Attendre d’elle qu’elle soit en mesure de découvrir et de nous communiquer une vérité à laquelle nous devons croire, c’est peut-être trop demander. Mais ce serait déjà un résultat très important de réussir à se persuader qu’il y a, en tout cas, une multitude de choses qu’on ne devrait pas dire et qu’on ne peut pas croire.

Entretien réalisé par Lucien Degoy et Jérôme-Alexandre Nieslberg

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