La Philosophie à Paris

FEMEN / Solidarité néo-coloniale avec Amina

16 Juin 2013, 11:36am

Publié par Anthony Le Cazals

Des policiers tunisiens interpellent une militante Femen, le 29 mai à Tunis, lors d'un rassemblement de soutien à Amina Sbouï devant le ministère de la justice.

 

Extraordinaire Amina, dont l'acte pose avec éloquence les questions qui comptent. D'avoir diffusé son image aux seins nus où rôde le spectre islamiste nous met face aux enjeux qui orientent le destin d'une société. Amina a explicité sa mise en scène en inscrivant sur son corps les mots qui justifient son geste. Elle a écrit en arabe sur sa poitrine et ses seins : "Ce corps m'appartient, il n'est l'honneur de personne." Son acte se réclame de l'habeas corpus ("Sois maître de ton corps"). Amina propose une énonciation qui avalise l'énoncé du droit fondamental àdisposer de son corps. L'opération engage le sujet et fait émerger l'individu par l'usage du pronom de la première personne. L'individu souverain n'est plus assujetti à la servitude de la communauté.

Amina se sépare du groupe en niant l'implication de l'honneur de qui que ce soit lorsqu'elle décide de faire de ses seins une arme de combat. Ainsi abolit-elle le crime d'honneur dont se croient investis les mâles qui ont un lien de sang avec le sujet féminin.

 

L'acte d'Amina est politique. Il réclame une avancée juridique, celle qui invoque l'habeas corpus, auquel résistent bien des autorités, quand bien même il serait actif depuis 1679  .

 

A cette revendication s'ajoute celle de la liberté de conscience, que les islamistes refusent d'inscrire dans la Constitution qu'ils sont en train de finaliser. Le geste d'Amina est au coeur du moment historique que vit le pays. Il a pour ambition de s'attaquer à la norme islamique de la 'awra, celle qui gouverne le voilement du corps féminin au prétexte qu'il suscite la fitna, cette séduction qui, par la sédition qu'elle provoque, instaure le désordre dans la cité. Telle position implique soit la sortie de l'islam, soit le recours à une interprétation qui l'adapte à l'évolution des moeurs.

 

Une telle interprétation (dont se réclame Amina) arrache l'islam du sol patriarcal où les femmes sont opprimées et qu'Amina dénonce à travers son refus de céder son corps à l'honneur dont sont gardiens les mâles liés au nom par le sang.

 

L'audace et le courage d'Amina se sont de nouveau manifestés lorsqu'elle est allée à Kairouan, le 19 mai, jour où les salafistes ont décidé de tenir congrès (interdit). Elle voulait se confronter à ceux qui sont contre l'habeas corpus, contre la liberté de conscience, pour le patriarcat, pour le crime d'honneur. Elle a été arrêtée après avoir tagué sur le muret du cimetière face à la Grande Mosquée le mot "Femen", le groupe de protestation féminine par seins nus auquel elle est affiliée. Elle est déjà passée devant le juge qui l'a condamnée à une amende de 300 dinars (150 euros) parce qu'elle était en possession d'un aérosol lacrymogène. Ce n'est qu'une arme d'autodéfense dérisoire au vu du risque qu'elle encourait face à des ennemis prompts à lyncher tout contradicteur. D'autant plus qu'un prédicateur salafiste a réclamé qu'Amina soit lapidée à mort. Pire encore : tel juge a refusé de libérer Amina, contrevenant aux dispositions élémentaires de l'habeas corpus selon lesquelles il doit libérer le corps qui s'est présenté à lui en cas d'absence de délit ou de charges insuffisantes. Au lieu de son élargissement, le juge l'a accablé d'accusations graves, celle d'atteinte à la pudeur, de trouble de l'ordre public, d'association de malfaiteurs.

 

Ainsi se prépare un procès inique. Comme au temps de la dictature, le juge assimile à un acte délictueux une action politique, pacifique, en conformité avec la règle démocratique. De surcroît, le juge détourne des dispositions du droit positif, du qanûn, pour conforter la norme héritée de la charia et du fiqh, la casuistique qui en ordonnançait le corpus.

 

Nous dénonçons cette double manipulation. Et réclamons la libération immédiate d'Amina – qui suscite notre admiration. Non seulement son action fait avancer la cause des femmes dans un milieu où elles sont considérées comme le symptôme du mal, mais encore elle participe au combat pour la liberté et le droit dans une Tunisie laboratoire pour toute la territorialité islamique.

 

Si nous gagnons un tel combat, le monde gagnera ; si nous perdons, avec nous le monde perdra.

 

De l'image d'Amina aux seins nus se dégage une étrange proximité avec le portrait de Gabrielle d'Estrées et d'une de ses soeurs, le fameux tableau de l'école de Fontainebleau, "blonde, dorée, d'une taille admirable, d'un teint d'une blancheur éclatante" : autant de traits qu'Amina a en partage avec l'amante d'Henri IV. Le poète baroque Agrippa d'Aubigné (1552-1630) lui attribue un grand rôle politique, c'est elle qui aurait poussé le roi à signer l'édit de Nantes, destiné à apaiser la guerre des religions et à instaurer la coexistence des croyances ; il dit aussi de son image aux seins nus : "C'est une merveille comment cette femme de laquelle l'extrême beauté ne sentait rien de lascif." On peut porter le même jugement sur Amina en réponse à ceux qui assimilent sans discernement la mise à nu au sexe.

 

Et pour ceux, nombreux en Tunisie, qui estiment que la mise en scène du nu (politique ou artistique) est une intrusion de la société occidentale, je vais leurouvrir les yeux en les conviant à jouir d'une peinture provenant du même XVIesiècle, Shirîn au bain, composée par Soltân Mohammed, à Tabriz, vers 1540, pourillustrer un épisode de la Khamseh du poète Nizami : torse nu, les seins en partie à découvert sur le trajet des tresses, cette oeuvre issue du monde islamique croise celle de Fontainebleau et participe à l'esthétique du nu pour en enrichir la longue histoire.

 

Gloire à Amina, qui, par les moyens d'aujourd'hui, a inscrit son nom et son corps dans cette séculaire tradition iconique.

Abdelwahab Meddeb (Ecrivain et universitaire)

Une militante de Femen, une organisation féministe qui lutte contre la corruption, la prostitution et la censure politique.
Une militante de Femen, une organisation féministe qui lutte contre la corruption, la prostitution et la censure politique. | REUTERS / VLADIMIR SINDEYEV

 

Groupe féministe basé en Ukraine, une république ex-soviétique, les Femen se sont fait connaître depuis quelques années par des actions provocatrices de grande ampleur et une stratégie systématique de confrontation.

L'une de leurs pratiques emblématiques consiste à manifester seins nus afin d'affirmer que leur corps n'est pas un instrument au service d'une société patriarcale, mais qu'il leur appartient. Le corps des femmes étant instrumentalisé en permanence par les hommes et les médias, leurs manifestations sont une façon de se réapproprier le corps féminin comme symbole de résistance contre la société patriarcale. Se dénuder est donc un moyen par lequel les femmes peuvent "récupérer leur corps" dans le combat d'ensemble contre un système patriarcal.

Certains milieux féministes approuvent cette logique, mais je n'entends pasdiscuter ici des tactiques féministes. Je veux montrer que la volonté des Femen d'universaliser leur type de féminisme confère un caractère néocolonial à leur militantisme et à leur organisation. La question de l'universalisation du féminisme n'est pas nouvelle. La première vague féministe en Europe et aux Etats-Unis a été confrontée au même problème : les femmes fondaient leur féminisme sur leur propre expérience et entendaient le faire adopter par les femmes du monde entier, lesquelles vivaient pourtant des expériences totalement différentes.

 

Elles ignoraient également le fait que leur propre existence affectait celle des femmes vivant dans d'autres pays et sur d'autres continents. Beaucoup de féministes de la première heure, par exemple, étaient incapables de voir comment l'impérialisme et le colonialisme de leurs gouvernements ruinaient la vie des femmes vivant dans d'autres parties du monde. En fait, de nombreuses féministes occidentales prirent une part active au processus colonial en voulant "civiliser" et "moderniser" les femmes des pays arabes et africains. Pour elles, le féminisme signifiait que ces femmes arabes et africaines devaient devenir comme elles.

 

LE CONCEPT D'INTERSECTIONNALITÉ

Ce type de féminisme a suscité en contrecoup une réaction, principalement de la part de féministes postcoloniales issues des pays en voie de décolonisation, de féministes afro-américaines et latino-américaines aux Etats-Unis, et de certaines féministes européennes et américaines de la deuxième vague. Ces femmes affirmèrent que le féminisme était une affaire complexe qui devait représenter les vies et les points de vue divers des femmes du monde entier.

 

Elles introduisirent également le concept d'intersectionnalité : l'idée selon laquelle les femmes ne se définissent pas seulement par le genre, mais aussi par des identités telles que la race, la nationalité, la sexualité, etc. Ce qui signifiait que le féminisme devait prendre en compte la multiplicité des identités et la façon dont elles interagissent.

 

Quoique apparues après ce mouvement de réaction, les Femen semblent renoueravec les tendances de la première vague du féminisme. Une grande partie de leurs interventions ont pour objectif les femmes musulmanes qu'elles entendent "libérer" et "sauver" des hommes musulmans, de la culture musulmane et de l'islam en général. Lors d'une de leurs manifestations au pied de la tour Eiffel, elles sont apparues en burqa, puis se sont déshabillées afin d'attirer l'attention sur le fait que la burqa est un symbole d'oppression.

 

Une autre fois, elles ont décidé de traverser seins nus un quartier urbain français majoritairement musulman afin de convaincre les femmes musulmanes derenoncer à leur voile. Il est évident qu'aux yeux des Femen, la libération a une signification très précise : elle consiste à se libérer de la religion, de la culture et des codes vestimentaires oppressifs. Selon ce point de vue, plus vous êtes habillée, plus vous êtes opprimée. Ce n'est que dans ce contexte que le fait de se dénuder peut être considéré comme un processus émancipateur. Or ce genre de logique lie la libération des femmes à leur corps et à la façon dont elles s'habillent, ce qui est extrêmement problématique. Qui décide que tel ou tel vêtement féminin est oppressif ou non ?

 

Tout aussi problématique est l'idée selon laquelle toutes les femmes qui portent le voile ou la burqa sont opprimées et doivent être libérées. Ces convictions trahissent une certaine conception eurocentriste du monde qui ne peut être généralisée au niveau universel.

 

Mon point de vue en tant que féministe est que les femmes doivent avoir le choix. Ce choix dépend essentiellement de l'environnement socioculturel, économique etpolitique dans lequel elles vivent, et ne peut en aucun cas être dicté de l'extérieur. Les récentes interventions des Femen en Tunisie montrent à quel point elles sont déconnectées de la réalité des contextes proche-oriental et nord-africain. Au lieu de favoriser la prise de conscience des problèmes de genre, elles suscitent l'hostilité d'une société qui ne les voit que comme des étrangères cherchant àimposer leur conception des femmes, dans le droit-fil du processus colonial d'autrefois.

 

Le Proche-Orient et l'Afrique du Nord ont vu naître un large éventail de mouvements, de projets et d'actions féministes ou consacrés aux questions de genre. Si l'objectif des Femen est d'agir en solidarité avec les femmes du monde entier, alors elles devraient commencer par prendre contact avec ces groupes autochtones et leur demander de quelle façon elles peuvent apporter leur aide. Les politiques de solidarité dans un monde postcolonial marqué par le déséquilibre des pouvoirs sont des processus difficiles, mais elles ne conduiront nulle part si des groupes comme les Femen continuent à vouloir imposer leur point de vue et àaffirmer que "leur" féminisme est le "bon" féminisme.

Les femmes noires se battent depuis longtemps pour faire admettre que le féminisme ne peut les aider que s'il se diversifie et ne s'inspire pas uniquement de l'expérience des femmes blanches euro-américaines hétérosexuelles de la classe moyenne. Il est regrettable que la couverture médiatique dont bénéficient les Femen contrecarre les avancées réalisées en ce domaine.

 

En outre, le climat mondial actuel dans lequel les musulmans sont déjà considérés comme posant problème aggrave considérablement la situation. Toutefois, les critiques qui ont été formulées contre les Femen constituent un signe positif, d'autant qu'elles ont été formulées aussi bien par des féministes euro-américaines que par des féministes des pays du Sud.

 

Le point central de beaucoup de ces critiques est que les féministes doivent veillerà ne pas tracer de nouvelles lignes d'exclusion. Elles doivent aussi accepter le fait que le féminisme ne l'emportera que s'il accueille une pluralité de voix.

 

Traduit de l'anglais par Gilles Berton


Les Femen sont un groupe contestataire féministe, fondé à Kiev (Ukraine), en 2008, par Anna Hutsol, son actuelle présidente, Alexandra Chevchtchenko etOksana Chatchko.

Sara Salem (Doctorante à l'Institut des sciences sociales des Pays-Bas)

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