La Philosophie à Paris

ANTONIA SOULEZ / Mediation Wittgenstein - Cercle de Vienne

9 Juillet 2019, 07:24am

Je remercie Karine Chemla et Hourya Benis Sinaceur pour cette occasion qui m’est
donnée aujourd’hui de présenter ce que j’ai vécu concernant la médiation des travaux
sur le Cercle de Vienne mais aussi sur Wittgenstein qu’en France on n’avait guère
l’habitude de lire en relation contrastée avec ce mouvement qui se cherchait une
philosophie. Nos travaux ont démarré vers la fin des années 1970 date à laquelle j’ai
formé un groupe avec la collaboration principale de Jan Sebestik. Je n’avais pas encore
soutenu ma thèse d’état sur Platon mais je m’orientais déjà vers des questions de
grammaire logique dans le cadre d’une philosophie articulée aux Naturwissenschaften.
Sur le conseil de Karine et Hourya, s’agissant de nos travaux en relation avec les medias,
je m’en tiendrai à ceux que nous avons coordonnés au début à l’Institut d’histoire des
sciences et des techniques.
Comment ai-je donc vécu la médiation de nos travaux sur le Cercle de Vienne et
Wittgenstein, au début des années 1980 ?
Pour situer le Cercle de Vienne qui émergea entre-deux-guerres : c’était un groupe de
scientifiques réunis à Vienne, dans les cafés, hors université, venus de différentes
branches, qui entendaient se donner une philosophie commune, c’est à dire une langue
commune pour traiter des problèmes qui se posaient à eux : fondements,
raisonnements, concepts, communication d’idées scientifiques dans cette langue qu’ils
voulaient unique et formellement exprimée à l’aide de symboles. Il y avait les
mathématiciens : Hans Hahn, Kurt Reidemeister, l’économiste Otto Neurath, le physicien
Philipp Frank, puis Schlick et Carnap arrivés d’Allemagne tous deux intéressés par la
physique einsteinienne. Ils ont lu le Tractatus Logico-philosophicus de Wittgenstein dans
ce but d’unifier des langages scientifiques en se donnant une philosophie des

mathématiques. Le contexte était celui d’une Vienne appelée « la rouge », socio-
démocrate et en pleine « reconstruction sociale » (mot clef). Le mouvement qui ne

voulait pas être une doctrine arrêtée de thèses était animé du désir partagé par les
intellectuels de l’époque de se démarquer par rapport à la grande Allemagne, en se
tournant plus volontiers vers l’internationalité, avec en prime un côté optimiste et
frondeur dans la recherche de l’unité des esprits au delà des frontières nationales. Faire
l’unité par la connaissance, était dans l’air du temps à Vienne dans les années 1920-30,
bien plus que s’engager dans la lutte des classes et la dictature du prolétariat.
Notre entreprise commença au début des années 1980 grâce à une commande d’éditeur
(PUF). J’étais consciente des problèmes de réception que nos travaux pouvaient
rencontrer puisque le Cercle qui se réunit à Paris en 1935 (congrès du Cercle de Vienne
sur l’unité de la science) rencontra un relatif échec et à nouveau en 1937, noyé qu’il fut
dans le grand congrès international consacré au tricentenaire du Discours de la méthode.
Il nous fallait donc marquer une date importante qui fît « tournant », le fameux
Linguistic turn de la philosophie comme on l’appelle depuis : 1929, année de fameux
manifestes dans d’autres champs. Le défi a été de traduire et faire publier le
« Manifeste » et sa bibliographie intégralement en faisant également connaître les textes
fondateurs de cette philosophie empiriste-logique qui se disait « moderne ».
Il fallait aussi souligner la différence entre Wittgenstein qui au fond m’intéressait
davantage et le Cercle, en évitant de « germaniser Wittgenstein » sous prétexte qu’il
écrivait pour un public qui n’était pas forcément scientifique, même si le Cercle s’est
rangé derrière son Tractatus Logico-philosophicus. A cette époque, l’Autriche de ces

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intellectuels, ne voulait pas être l’Allemagne, ni même une seconde « petite Allemagne ».
Il fallait avec le recul tenir compte de cette différence entre l’allemand-allemand, et
l’allemand des auteurs et écrivains austro-hongrois d’un pays qui reçut sa constitution
en 1918 (dont l’œuvre fut celle d’Hans Kelsen juriste). Je savais qu’il était également
crucial pour la réception de nos travaux de contourner l’obstacle persistant de
« l’allergie française à la logique » (J-T. Desanti, introduction à Méthode axiomatique et
formalisme (thèse principale de Cavaillès, 1937). Enfin, il importait de souligner la
provenance continentale (plutôt qu’anglo-saxonne) de cette philosophie de l’analyse du
langage des sciences quitte à aller contre le préjugé géographique de l’équation alors
communément faite entre philosophie logique et philosophie anglo-saxonne. Sur le plan
du contenu, la difficulté majeure était d’expliquer le programme d’un mouvement
philosophique mettant en avant une « logique qui expérimente » (Enriquès) en évitant
de braquer les tenants en France de l’antipositivisme dont, grâce à ma formation
classique, j’avais pu mesurer les réticences. Le Cercle de Vienne, c’était aussi une
certaine « philosophie des sciences » à Vienne au tournant du siècle » comme le dit Jan
Sebestik dans un exposé prononcé à Beaubourg, dans une conférence organisée par F.
Kreisler dans le cadre de l’exposition Beaubourg (publ. In Austriaca, 1988). Il fallait
comprendre par là une Erkenntnistheorie du langage des sciences, ou philosophie
« appliquée », mal vue par conséquent par les phénoménologues d’obédience
heideggerienne qui mettaient au dessus d’elle la philosophie dite « pure », c’est à dire la
vraie. J’ai compris que la distinction entre philosophie pure et philosophie appliquée ou
« épistémologie » était foncièrement politique. Je m’en explique dans mon introduction
au Manifeste du Cercle de Vienne (ouvrage collectif, PUF, 1985, rééd. Vrin, 2010). Il
restait encore à montrer l’intérêt pour les arts constructifs (musique, architecture,
urbanisme, esthétique de l’habitat) que nourrissait le Cercle de Vienne et ceux qui s’y
rattachaient, afin de dissuader les détracteurs de ce courant de penser qu’il tournait le
dos aux arts. L’esprit qui l’animait d’une Aufbau logique du monde ne reprenait-il pas le
titre d’une revue du Bauhaus, par opposition à Abbau ce mot d’Heidegger qui inspirait
tant les phénoménologues français des années 1960 ? La prévalence du modèle de
l’architecture était d’ailleurs à prendre presque au sens propre étant donné les liens
avec le Bauhaus-Dessau où allaient faire des conférences certains membres du Cercle
dans les années 20.
Pour marquer le lien avec les arts, j’ai fait jouer le pianiste américain Jay Gottlieb au
« Centenaire Wittgenstein » organisé, pour la partie artistique, à Beaubourg en 1989. En
2012, mon livre Au fil du motif reprenait cette thématique à laquelle je tenais Autour de
Wittgenstein et la musique (Delatour-France). Je suivais, comme on dit, ma petite idée,
mais cette fois en creusant mon sillon davantage tourné vers l’art, c’est à dire la
musique. Encore maintenant, la convergence entre cette philosophie et la théorie de
Schoenberg des douze sons (dodécaphonisme) suscite des travaux comparés. Je m’y suis
moi-même employée.
Ceci étant dit, un aspect déterminant était à mes yeux de situer le Cercle de Vienne et
Wittgenstein dans « Vienne la rouge » vs l’Autriche la blanche, à cette période assez
courte d’entre-deux guerres. Une chose est sûre : s’agissant de la réception, les choses
ont mieux que seulement bien marché.
Du côté de la presse : Robert Maggiori nous a consacré en 1985 à la sortie du Manifeste
du Cercle de Vienne une page entière de Libération. On trouve l’article dans son livre
publié chez Flammarion 1994 : Au jour le jour, p 182. C’est le fruit d’un vrai travail de
lecture de première main, et non repris de synthèses faites par d’autres. Son propos

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flèche le Cercle de Vienne au temps futur en annonçant la sortie d’un ouvrage qui
promet, et déclare, comme pour rassurer le lecteur éventuellement rétif, que grâce à
notre ouvrage qui faisait connaître les textes fondateurs de ce mouvement
philosophique, « l’unité de la science n’est pas un cauchemar » (ibid. p 185).
Je ne peux recenser toutes les réactions de la presse, mais il y eut aussi des interviews
dont une commune avec D. Lecourt, auteur de L’ordre et les jeux. Parmi d’autres
journalistes Thierry Grillet est venu m’interviewer à domicile. Je me rappelle avoir eu
droit à un coup de fil de la BBC chez moi lors du décès de Sir Alfred Ayer, au lendemain
du colloque du Centenaire Wittgenstein en 1989. Nicolas Weil, qui organisa en 2005,
donc nettement plus tard, un Forum du Monde au Mans sur « Penser la musique »,
m’invita à cause de mes travaux sur la musique, à ce moment là centrés sur Schoenberg
et Wittgenstein. Je me rendis compte que plutôt que nos travaux sur le Cercle de Vienne
c’est Wittgenstein qui semblait justifier ces invitations et ce que je faisais parallèlement
dans le champ musical. Il est vrai que pour moi la musique traitée en parallèle était
importante. Pourtant il y avait à dire aussi sur les convergences de vocabulaire entre
l’école de Vienne contemporaine du Cercle de Vienne, et celui-ci. Ces convergences ne
n’ont pas été démenties encore aujourd’hui. Il suffit pour s’en convaincre d’observer ce
qu’a été la migration après le 2e guerre mondiale du dodécaphonisme viennois à
Princeton, les travaux de thèse sur Wittgenstein et Schoenberg, et même les réflexions
très nouvelles de Suzanne Langer déjà en 1942. Cette philosophe de la musique
américaine, pénétrée de culture européenne et lectrice de Wittgenstein, Hanslick,
Cassirer, Goodman, fut très lue par les musiciens chercheurs de l’époque. Cet
élargissement devait à mon sens profiter à une bonne réception de nos travaux à
condition d’ouvrir le spectre d’une philosophie trop étroitement considérée comme
scientifique.
Une coïncidence a joué en notre faveur : les grandes expositions, en particulier le centre
Beaubourg lorsqu’il accueillit l’événement « Vienne l’Apocalypse », 1986, qui découvrit
une culture entière au public français avec des salles dédiées à Freud, Ernst Mach, la
municipalité de Vienne et ses maires, l’art et la littérature, la peinture autrichienne, etc.
Il y eut encore le théâtre de Thomas Bernhard : « Un déjeuner chez Wittgenstein »
(Ritter, Dene, Foss) qui fut joué d’abord comme lecture scénique. Le mobilier fut fourni
(prêté) par notre ami Michel Nebenzahl. Judith Magre joua une des sœurs de
Wittgenstein. Mais c’était bien sûr autre chose que le Cercle de Vienne pris tout seul.
Je constatais que Wittgenstein plaisait bien plus au public français, et plus vite que le
Cercle de Vienne. Je l’attribuai au côté artiste indéniable de Wittgenstein, et au caractère
inclassable de ce philosophe qui ne nourrissait pas une philosophie de professeur. En
accentuant les rapports entre Wittgenstein et le Cercle, la réception du Cercle de Vienne
certes y gagnait, tandis que, inversement, Wittgenstein lui gagnait à être éclairé à travers
les travaux scientifiques, en contr’appui, plutôt que comme auteur littéraire (Blanchot
fut un des premiers à parler de Wittgenstein). Gilles Granger et Jacques Bouveresse
avaient ouvert le chantier et les travaux d’histoire intellectuelle sur Vienne arrivaient
nombreux qui déclenchèrent un véritable engouement.
Le vent en poupe, nos travaux contribuaient à la découverte de cette Vienne à distinguer
de l’Autriche dite blanche, monarchique et conservatrice. Ce fut notre chance. De là
toutes sortes de colloques s’organisèrent (à Cerisy et ailleurs) à l’initiative de différents
Instituts autrichiens (à Paris, à Londres, etc.), et français (à Vienne, à Bruxelles, etc.) qui
propulsèrent à leur tour d’autres travaux sur ce mouvement, certains consacrés aux
savants qui ont compté pour le Cercle de Vienne lui-même et qu’on commençait à

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traduire. Je continuais cependant à préserver la différence entre son représentant
Wittgenstein qui lui survit encore aujourd’hui, et la philosophie du Cercle devenue une
partie enfin reconnue de la « tradition analytique » en un sens muséifié.
J’ai toujours dit que cette mode pouvait être un danger car on passait brusquement du
préjugé dû à l’ignorance à l’attractivité de cette philosophie venue de Vienne. L’intérêt
pour l’Autriche 1867-1938 (F. Kreisler) dont on commença à parler abondamment nous
découvrait « la naissance d’une identité culturelle » (voir à cet égard les travaux
importants de Jacques Le Rider). Or il fallait se garder de « nationaliser » cette
philosophie qu’on commençait à qualifier d’ « autrichienne ». La bonne réception de ce
courant me rendait circonspecte, m‘engageant à creuser les spécificités avant d’éviter les
amalgames.
Je dois évidemment nommer en premier lieu parmi les Instituts qui nous firent bon
accueil l’Institut d’histoire des sciences et des techniques qui hébergea nos activités dès
la fin des années 1970, d’abord informellement, jusqu’à ce que je devinsse membre de
droit (en 1998) quand cet Institut fut transformé en UMR. A l’époque où nous avons
commencé nos activités, Suzanne Bachelard qui le dirigeait faisait confiance à Jan
Sebestik qui m’y introduisit. Parallèlement au long de ces travaux toujours commandés
par des éditeurs, j’ai personnellement bénéficié, à l’initiative de Rudolf Altmüller qui
dirigeait l’Institut autrichien à Paris, d’une Mission des Affaires étrangères d’un mois
que je trouvai grassement payée à l’époque. C’était pour travailler à Vienne afin de
préparer ce fameux du Centenaire Wittgenstein en 1989, qui fut tenu à la Sorbonne et à
Beaubourg (pour la partie art comme je l’ai dit plus haut). Sur plus de 10 ans, plusieurs
autres colloques internationaux à commencer par le premier sur le Cercle de Vienne en
1982 que Robert Cohen nous aida à monter (alors qu’il disait le Cercle « worn out », il
voulait dire aux USA, furent montés dont Jan Sebestik et moi-même eurent la
responsabilité scientifique ces années-là, sans oublier à Nancy plus tard l’accueil de
Gerhard Heinzmann et des Archives Poincaré qu’il dirigeait. Ces colloques réunissaient
les spécialistes français et étrangers du Cercle de Vienne et/ou de Wittgenstein ainsi que
épistémologues plus ferrés sur des proto-fondateurs tels que, à la fin du 19e siècle, des
savants de langue allemande Ernst Mach, von Helmholtz, Boltzmann, mais aussi
Brentano. L’intérêt porté sur les rapports entre philosophie et sciences au tournant du
siècle en Autriche et en France suscita plusieurs manifestations dont une qui fut
organisée à Vienne-même par Otto Pfersmann.
Je fus frappée d’ailleurs par le fait que petit à petit Vienne que j’avais connue déserte
dans les années 1960, s’éveillait à sa propre philosophie que les manifestations
étrangères lui découvraient.
Contribua encore au rayonnement de ces entreprises éditoriales et de colloques, bien
sûr, France-Culture. Beaucoup d’interviews eurent lieu mais une fois seulement sur le
Cercle de Vienne à l’invitation de Jean-Claude Milner, qui réagit très positivement au
Manifeste que je dirigeai. Il présidait alors le Collège international de philosophie où j’ai
essayé ensuite, comme directrice de programme puis comme co-directrice, avec
François Noudelmann, de sensibiliser le public qui venait pour écouter ce que nous
faisions dans ces matières. C’était difficile car le Collège est une émanation de Jacques
Derrida qui vouait une franche détestation pour ce genre de philosophie. Il n’est donc
pas étonnant que j’aie trouvé là un intérêt plus fort pour Wittgenstein et les questions
artistiques que pour la philosophie dite scientifique du Cercle. La mayonnaise prenait
mieux que si le propos en restait aux sciences perçues comme « dures » et par
conséquent rébarbatives pour un public animé d’une curiosité philosophique. La partie

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n’était donc pas jouée pour tout ce qui concernait l’aspect scientifique de la conception
du Cercle de Vienne. Au Collège en particulier, je me rendis compte qu’il s’agissait
davantage d’exporter la philosophie française à l’étranger que de faire venir la
philosophie des sciences étrangère au Collège. Je l’ai dit sans ambages dans la
présentation aux 20 ans du Collège qui parut dans la revue Rue Descartes qui réunit les
Actes. C’était l’année de mon départ. J’espérais faire entrer la philosophie dite analytique
au Collège en invitant Hilary Putnam, Ian Hacking, et en aidant à organiser un colloque
avec beaucoup de spécialistes anglais en 1988 sur la réception de Wittgenstein
(notamment, D. Pears, Brian McGuinness, Gordon Baker avec qui je travaillai ensuite
plusieurs années). Les Actes, publiés chez TER peu après, furent rappelés en septembre
dernier par Elise Marrou qui coordonna avec Pascale Gillot le colloque sur la réception
en France de Wittgenstein à Nanterre. C’était le 3e après le nôtre (organisé avec F. Gil) si
on compte le premier qui fut organisé par Gilles Granger à Aix en 1969. On m’avait dit:
Antonia, vous connaissez les étrangers qui travaillent dans ces champs, faites-les venir !
Je ne faisais pas peur car on me savait une analytique impure, venant de la philosophie
ancienne et intéressée par toutes sortes de confrontations. Si je faisais venir des
étrangers, je ne me prenais pas pour autant pour une française convertie à la
philosophie anglo-saxonne et je gardais une forte conscience d’héritière critique,
expression mienne. Mais la réception continuait d’être laborieuse. Je trouvais excitant de
tenter l’entrée de ces travaux sur le Cercle de Vienne et Wittgenstein dans des lieux
comme la Sorbonne Ainsi la proposition de Jean-Luc Marion d’écrire pour sa collection
« Epiméthée » aux PUF compta à mes yeux comme une reconnaissance dans ces lieux
sacrosaints. Il le fallait, et je ne trouvais pas souhaitable de faire la difficile comme pour
préserver la pureté de nos affaires, à l’écart de l’histoire de la philosophie qui
s’enseignait comme notre tradition le veut.
Il faudrait mentionner encore des propositions d’encyclopédies, d’invitations à écrire de
nombreux articles et monographies par exemple dans Encyclopedia Universalis à la
demande par exemple de Fernando Gil qui déclara notre Manifeste « livre de l’année »
(1985) dans le Thesaurus. A quoi s’ajoutèrent les manifestations de grande ampleur
organisées à l’étranger. Il y eut autant que je me souvienne, en 1988, un Festival des
cultures du monde à Strasbourg sous le patronage de Jack Lang. Je me rappelle aussi en
l’époque où j’ai été invitée à l’université européenne sur « les intellectuels et la
modernisation », pour, je cite, « promouvoir l’intelligence messianique dans différentes
sociétés est-européennes », juillet-août 1990, à l’Institut de Sociologie alors créé à
Budapest à l’initiative du MTA Soros-Foundation. Se constituait alors un Réseau
international d’Etudes post-graduate sur les problèmes sociaux en Europe centrale avec
offres de bourses aux jeunes chercheurs pour un mois (Imre Hronsky était à la tête du
département de philosophie, section histoire de la science, Université Technique de
Budapest). Des spécialistes tchèques, polonais, yougoslaves (comme on les appelait à
l’époque), ainsi que des chercheurs venant des USA, de l’URSS, etc. y participèrent. Ces
missions s’ajoutaient à mes activités dans le cadre de l’Association Jan Hus qui me
donnaient une autre occasion de parler du Cercle de Vienne et/ou de Wittgenstein, par
exemple à Bratislava de la grammaire chez Husserl et Wittgenstein, avec Françoise
Dastur.
La réputation de nos activités dut beaucoup à nos travaux sur les inédits, avec
traduction, commentaires, recherches de sources, préparation des colloques, Journées,

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réalisation de numéros de revues, et conférences sur place à l’IHPST - plus souvent qu’à
l’université où j’enseignais, mis à part un colloque en 2006 à Paris-8-St Denis -.
Il arrivait que des personnalités très représentatives nous visitent occasionnellement et
qu’on les fasse alors parler (en anglais), car nous ne pouvions payer personne. Les
spécialistes étrangers linguistes, historiens de la logique, et spécialistes de Vienne (R.
Haller, Fr. Stadler, E. Nemeth, Brian McGuinness, Jacques Le Rider, etc.) historiens des
sciences, anthropologues, et j’en passe, se rendaient ainsi à nos séminaires hébergés
informellement à l’IHPST. Comme je l’ai dit, nos activités ne furent officialisées
qu’ensuite, et moi qualifiée alors de « membre de droit » après coup en raison de ces
travaux.
Notre engagement était tel que les PUF nous avaient même chargés de faire les
demandes de droits à leur place car les éditeurs à l’époque ne savaient pas comment
faire pour joindre les héritiers des anciens membres du Cercle de Vienne. La co-édition
dans les années 90 avec Gordon Baker des Dictées de Wittgenstein à Waismann et pour
Schlick (donc sur Wittgenstein et un sous groupe du Cercle de Vienne) requérait un
accord juridique de coopération entre Routledge et PUF qui échoua. On ne savait pas
comment faire cela juridiquement. Les revues furent également nombreuses à s’ouvrir à
nos travaux, mais il serait trop long de les énumérer ; de même les ouvrages collectifs
et Actes de colloques et Symposia que nous fréquentions régulièrement. Mais mon
objectif ici n’est pas d’aligner des publications pour un C.V.

Il est clair qu’il nous fallait rattraper un énorme retard sur l’étranger (USA, Grande-
Bretagne, Italie, Allemagne) en luttant contre l’occultation de ce mouvement d’entre-
deux-guerres qui ne dura pas longtemps puisqu’il dut s’exiler. L’exil du Cercle aux USA

le dispersa mais le décontextualisa aussi gravement, donnant le sentiment qu’il s’agissait
d’une philosophie désincarnée pour campus américains. Le Cercle de Vienne était passé
en 1935 puis en 1937 en quelque sorte « par dessus » la France où ils s’étaient juste
posés comme en transit pour fuir la persécution. Chez nous l’obstacle à la réception a été
ensuite la philosophie dans nos années 1960 et, dans notre domaine, l’influence du livre
d’Alain Badiou : le concept de modèle, qui fut réédité en 2007. J’y ai répondu sur le tard,
par mon Détrôner l’Etre, (chez Lambert-Lucas, 2016). A l’encontre de ses déclarations
comme : cette philosophie (de Carnap) est « anhistorique, apolitique », et « bourgeoise »,
j’entendais montrer que le Cercle de Vienne était à comprendre comme un étonnant
mouvement socio-politique qui réunissait des scientifiques engagés, certains de
tendance austro-marxiste, donc différente de notre marxisme- léninisme français.
Dès lors, il me parut, à moi en particulier, urgent de faire connaître le contexte
sociopolitique entre-deux-guerres, l’aspect social du mouvement, la figure politique
d’Otto Neurath, sur fond de cet austro-marxisme qui en avait fait l’ami d’Otto Bauer.
C’est un aspect qui a intéressé Jean-Christophe Cambadélis au point d’organiser pour
nous par l’intermédiaire de Michaël Soubbotnik, une rencontre dont l’enjeu était
évidemment politique. Il me semble que ce fut sans lendemain. Nos travaux étaient sans
concession, nous les voulions précis et sérieux.
Pour cette raison, Otto Neurath en qui j’ai vu un philosophe social insuffisamment
connu, très original, unique même, m’apparut progressivement comme la figure la plus
« sociale » et « politique » de ce mouvement. Je fus étonnée de n’avoir pas vu son
nom dans l’excellent article d’Yves Bourdet sur l’actualité de l’Austromarxisme dans
l’excellent et assez riche numéro spécial sur Vienne de la revue Critique, 1975).
Otto Neurath rendu célèbre par Quine aux USA est le grand oublié en France de ce
mouvement. Elisabeth Nemeth à Vienne le rapprochait de Pierre Bourdieu au début des

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années 1990. L’impasse en France sur Otto Neurath était et est encore d’autant plus
paradoxale qu’il était le plus pro-français du Cercle en tant que promoteur des Lumières
françaises au XVIIIe, d’ailleurs amateur fervent des planches de l’Encyclopédie de
Diderot et d’Alembert. Sur le plan de l’histoire des sciences qui est au centre de cette
Journée qui nous réunit aujourd’hui, Otto Neurath, à ne pas confondre bien sûr avec le
nazi de Prague, était certainement, de tout le Cercle de Vienne, le plus ouvert à l’histoire
et philosophie des sciences. Il avait une idée de la « science en devenir » et cette idée lui
suggérait de considérer l’unité de la science sur une base révisable, en renonçant à la
thèse d’une fondation incorrigible. Un principe bien à lui de « tolérance » (différent du
principe syntaxique dont se réclamait Carnap) lui permettait de choisir au nom de la
« syntaxe » entre des langages théoriques alternatifs et aussi, ce qui est crucial pour
nous ce jour, le plus ouvert à la diffusion. Il entendait en effet essaimer la conception du
Cercle dans le mouvement en créant de nouveaux foyers de plus en plus loin quitte à
franchir les frontières nationales, c’était même son obsession, pour ne pas dire son
utopie. C’était donc un philosophe de la diffusion, des medias avant la lettre, mais par le
moyen d’une langue universelle telle que la logique lui permettait de l’appréhender.
Au fond, la « langue », conçue sur le modèle linguistique d’une sorte d’esperanto dont
Carnap a rapproché lui-même le langage logique dans son autobiographie intellectuelle
(éditée chez Schilpp), correspondait à un idéal plutôt pacifiste qu’il avait caressé quand
il était étudiant en Allemagne avant la 1e guerre mondiale. La langue devenait ainsi aux
yeux de Neurath qui, lui, avait été économiste de guerre, le véhicule de ce que nous
appelons aujourd’hui les medias. Bref, il comptait sur la langue unifiée pour médiatiser
la connaissance. Je trouve cela assez fascinant qu’il ait pu attendre de la langue ainsi
comprise des services de médiatisation à large échelle que la technologie informatique
et les réseaux développent maintenant.
De fait, le Cercle cherchait à travers Otto Neurath à « diffuser internationalement » la
science (son langage). C’est pourquoi il nous fallait accentuer l’importance du langage de
la science en vue de préciser le sens de l’unification et signaler au public que par là, le
Cercle tournait le dos au kantisme (Gilles Granger l’a dit avec netteté : Kant a manqué le
« langage » des sciences). Le planificateur social qu’Otto Neurath avait été (Munich

1919), aspirait passionnément à cette diffusion par un mode de communication inter-
linguistique, afin de contribuer à la fabrication toute leibnizienne d’esprit d’une lingua

franca pour la science. S’il était résolument anti-fondationaliste, en tant qu’opposé à
toute stratégie de « table rase » dans le champ de la connaissance (car anti-cartésien), il
revendiquait un engagement sociopolitique qui s’inspirait de la morale provisoire de
l’action selon Descartes (voir « le voyageur égaré de Descartes » 1913, article que nous
avons traduit dans un de nos premiers numéros de nos Cahiers de recherches sur la
philosophie du langage soutenus par l’université de Paris 8-St Denis).
Mais voilà, la réception est une chose, la diffusion une autre, plus laborieuse et à
laquelle nous ne pensions pas à cette époque. Je l’ai dit, nous avons bénéficié d’une très
bonne réception, malgré quelques résistances du côté de l’université que ces travaux
étonnaient d’autant que je venais de la philosophie grecque. Comble de l’ironie : nous
avons été invités à écrire sur la réception du Cercle de Vienne mais aussi de
Wittgenstein, puis sur le « style Neurath » (Encyclopédie Universalis), le physicalisme
(avec Catherine Chevalley). Et dernièrement sur la réception en 1935 et 37 du Cercle de
Vienne (Gayon et Bitbol, eds. récemment réédité aux Editions matériologiques), alors que
la diffusion restait limitée. Cette disproportion entre diffusion et réception me paraît

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frappante. C’est la question de Karine d’avoir à me prononcer sur les relations avec les
medias qui m’ont conduite à me rendre compte que la difficulté d’y répondre était en
réalité signe d’une difficulté réelle.
Oui, les éditeurs nous ont toujours fait bon accueil, nous avons été invités aux
évènements célébrant la création d’associations, fondations, symposia divers, à Vienne,
Kirchberg, Prague, Oxford et différentes associations promouvant les recherches de la
nouvelle génération. Nous avons travaillé avec les Archives (Bergen, Oxford, etc.)
auxquelles nous envoyions ensuite quelques chercheurs mordus à l’occasion de ce triple
partenariat Vienne-Bergen-Paris que nous avions monté à trois responsables au début
des années 2000 sur des thèmes fédérateurs et toujours différents. J’avais réussi à
mobiliser quelques chercheurs de Paris-8, ce qui était un tour de force, dans une
université qui philosophiquement ne prisait guère le vilain « positivisme ». Chaque
année, il fallait mettre la barre à 12 jeunes chercheurs et pas davantage (4 par pays) car
aller ainsi à des séminaires en anglais échanger des idées dans une des trois villes à tour
de rôle, cela était fort tentant et développait leur goût du voyage pour la recherche et
l’échange. Ils étaient donc nombreux à demander à partir. En réalité, peu purent en
profiter. Nous n’étions pas une grosse organisation.
Certains ont pu même obtenir des bourses du CNRS norvégien pour faire de recherches
aux Archives sur place à Bergen. Cela s’est arrêté l’année suivant mon passage à la
retraite. Il y a eu cependant une ou deux extensions de ce séminaire tournant à Tunis
grâce à l’esprit d’initiative d’une ancienne étudiante de Jan Sebestik et de moi-même,
devenue à son tour une excellente spécialiste du Cercle de Vienne et de Wittgenstein,
Melika Ouelbani. La transmission a donc compté. Maintenant, c’est elle qui transmet sur
place dans sa Tunisie en organisant des colloques qu’elle publie.
En revanche, je ne pense pas que la création d’un organe de publication de nos activités,
soutenu par l’université contribua beaucoup à faire connaître nos travaux. Nos Cahiers
restaient un organe de publication de nos activités modeste. Nous ne réussîmes pas un
temps à obtenir du CNL une aide suffisante pour permettre à des jeunes de traduire
d’autres textes. Il reste que ma reconnaissance envers les éditions Vrin est immense car
c’est cette maison qui, grâce à Jean-François Courtine, en 2010, réédita tous nos travaux,
après les PUF, tandis que l’Harmattan reprenait nos colloques publiés chez Klinscksieck.
En effet, absolument tout a été réédité. D’où venait alors l’écueil ?
Comme je le disais, la réception n’est pas la diffusion. Il y a d’autres raisons qui cette fois
tiennent à nous, à nos conceptions d’époque, à notre génération. Mais aussi, à notre style
de travail je dirais sous forme d’ateliers de style quasi-moyen-âgeux. Nous avons ainsi
avec le recul une certaine responsabilité dans le choix d’avoir privilégié la réception
(travaux de groupe, effet de notre cohésion) par rapport à la diffusion.
Nous travaillions à l’IHPST : dans le froid, sans limite de temps, à nos frais, presque en
clandestinité. Pour moi en particulier, c’était un séminaire en plus, où venaient nos
chercheurs, il n’était pas rétribué quoique s’ajoutant à mon service normal comprenant
à Paris 8 à l’époque un séminaire pour chercheurs, de même au Collège international. Je
menais donc deux séminaires de recherches durant plusieurs années dont un était
bénévole et pouvait durer plusieurs heures par semaine, le fameux samedi matin.
Notre génération favorisait en effet le travail de groupe un peu pionnier et quelque peu
dans l’ombre, à l’abri des médias, volontairement petit. Nous aimions cela et on s’en
vantait presque. C’était mal vu à l’époque de rechercher le succès d’opinion, l’effet-

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réussite à grande échelle. Le « journalisme », c’était à nos yeux, comme le dit bien
Jacques Bouveresse dans ses écrits sur Karl Kraus, le goût pour « l’actualité
philosophique », donc de la « mauvaise philosophie ». Ainsi s’exprimait lui-même Karl
Kraus, grande figure viennoise, qui a critiqué les médias avant qu’elles n’existent, à
Vienne, cela fait maintenant près de 100 ans.
Kraus était une figure brillante, prisée tant par les viennois que par les philosophes de
l’école de Francfort. Il combattait le journalisme de l’intérieur, puisqu’il était lui-même
journaliste (voir son Flambeau). La critique de la culture, c’était celle de sa
« marchandisation » (ou de sa « réification » mot d’Adorno). En ce temps-là, nous étions
donc plutôt hostiles à la médiatisation en quelque sorte par éthique. Outre les écrits de
J. Bouveresse qui d’une certaine façon expriment encore aujourd’hui, à l’ère des medias,
une grande méfiance vis à vis de diverses formes de médiatisation, mentionnons un
ouvrage qui a gardé quelque peu cette tonalité de méfiance à savoir celui D. Lecourt : les
piètres philosophes, qui, lui, s’attaque à l’ère des « philosophes de l’écran » (Flammarion
1999). Notre méfiance vis à vis de la diffusion qu’on appelait pas encore « medias »,
venait de la philosophie-même sur laquelle nous travaillions, et pourtant, Neurath qui en
avait été comme je l’ai dit, un de ses meneurs les plus engagés, a entrevu ce que pouvait
apporter le parti de la diffusion. Et nous trouvions à l’époque justement que c’était ce
que cet encyclopédiste des sciences Otto Neurath qui parlait d’ « orchestration des
sciences », avait de plus naïf, lui qui brandissait si haut la devise en quelque sorte
espérantiste de favoriser la diffusion au plus grand nombre, par delà les frontières !
En conclusion :
S’il est vrai que « sans diffusion, on n’existe pas ! », alors il nous faut bien accepter les
propositions sérieuses de travaux et recensions pour des revues et encyclopédies on
line, ce que j’ai commencé de faire. Ainsi la Revue Implications on line, ou Encyclopédie de
philosophie à laquelle il convient je pense maintenant de participer, proposent des lieux
de publications virtuelles qui ont réfléchi aux dérives possibles de « la diffusion pour la
diffusion ». J’ai ainsi proposé une nouvelle entrée Neurath qui a été immédiatement
acceptée, alors que (faire) traduire et publier du Neurath eût été sans doute plus
difficile. Comme les financements sont problématiques, faire publier une traduction par
un éditeur d’ouvrages que les medias ne portent pas est peine perdue. C’est non ! Pour
des raisons d’argent. Le cercle devient vicieux. Il faut bien vendre.
Que faire ? Puisque Karine Chemla m’a dit de ne pas hésiter à faire des suggestions
constructives, en voici quelques unes : Les éditeurs à la page font bien de favoriser les
présentations de livres. Ils le font effectivement et avec générosité. C’est un effort à
encourager.
Quant aux agents de presse, il leur faudrait prendre si possible le temps d’avoir un accès
direct aux travaux des auteurs avec les auteurs ou auprès d’eux, et ce serait une bonne
chose. Il convient en effet d’éviter d’en parler à travers des synthèses faites par des
conseillers et d’autres lecteurs. Le CNL (Centre National du Livre) devrait également
financer plus de traductions, qui sont en plus trop mal payées. Les étudiants seraient
ravis d’effectuer en groupe des traductions de l’allemand ou de l’anglais, et cela leur
permettrait de gagner un peu d’argent sans avoir à être gardiens de nuit ou éducateurs
sociaux dans des collèges chauds.
Il nous reste à nous bien sûr à impliquer les jeunes, favoriser les thèses, les aider à
organiser des colloques, ce qui commence à se faire en France depuis ces dernières

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années mais se faisait déjà partout ailleurs. La transmission doit s’ajouter à la médiation
pour la réguler.
J’ajouterais que concernant la part institutionnelle de tout cela, il faut un aller-retour, à
savoir d’une part faire passer dans l’institution les recherches entreprises pour qu’elles
soient reconnues, et d’autre part, être à l’affût de la manière éventuellement déformée
ou déformante dont les institutions pensent ou parlent à travers les travaux. C’est un
nécessaire va-et-vient. Les medias risquent de faire un voyage et pas l’autre.
Le Cercle de Vienne en est un bon exemple : il n’y aurait pas eu de Cercle de Vienne sans
une opposition à l’institutionalité de la philosophie telle qu’elle était enseignée par les
professeurs des grandes universités allemandes. Le Cercle de Vienne a lutté contre elle,
car le modèle allemand auquel se conformait pour ses enseignements de philosophie,
l’université de Vienne, régnait. La philosophie du Cercle de Vienne a pu se développer en
partie grâce à une résistance préventivement anti-pangermanique menée par ses
représentants à l’endroit des postes de professeurs à l’université. Il leur a fallu ainsi
défendre obstinément et sans relâche la succession sur le poste de « philosophie des
sciences inductives » d’Ernst Mach à l’origine venu de Prague, de manière à conjurer à
chaque fois le risque de perdre le poste en voyant nommer sur lui un représentant de
l’idéalisme allemand, ce qui aurait fait avorter le programme d’une « conception
scientifique du monde ». Le Manifeste de 1929 est très clair à ce sujet. Rappelons-nous ce
titre éloquent : « Comment les institutions pensent » (titre du livre de l’anthropologue
anglaise Mary Douglas, 1999).
Ainsi, l’institution peut sournoisement contribuer à délégitimer, en sous-mains en
quelque sorte, des écrits et des conceptions importantes qui passent mal sur le plan de
la diffusion. Pour cette raison, il est tout aussi important de la questionner que d’en
attendre une légitimation. A cet égard, les deux mouvements de recherche et de
questionnement critique de la médiatisation s’imposent solidairement. Des jeunes
compétents en matière de facilitation de travaux difficiles doivent s’y intéresser. C’est
au fond la vieille question de la popularisation qui se pose à nouveau par de nouveaux
moyens. Kant songeait à des médiateurs pour faire comprendre sa Critique de la raison
pure. Fin 19e, un savant comme Ernst Mach pouvait écrire des « Populäre Shriften ».
« Problèmes de philosophie » de Russell obéit à ce but tandis que ses Principia
mathematica sont jugées inaccessibles au lecteur moyen. Qu’est-ce qui empêche que les
« Lumières sociales » (expression viennoise des années 1920 et de Neurath en
particulier) n’éclairent, à condition d’être bien comprises, les processus de diffusion par
les medias ? Ce ne sont pas les sciences, ni leur histoire, ni leur philosophie.
Les medias exigent un certain retour aux Lumières, mais réajustées au siècle, et
réévaluées. Sans oublier la valeur du combat d’un Karl Kraus, je préfère cependant cet
optimisme-là, à la méfiance systématique. Rien ne dit non plus que la langue
reconstruite en une grande syntaxe permettant une communication extensible des
savoirs au grand nombre comme en rêvait Otto Neurath, puisse réaliser en ce monde ce
qu’une diffusion bien pensée serait en mesure d’assurer pas à pas sans mégalomanie. Ce
qui est en question, ce n’est pas la diffusion mais les moyens technologiques de la rendre
possible, qui peuvent se retourner contre elle et ses contenus.

 

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