La Philosophie à Paris

Rencontre entre Coupat, Behlaj-Kacem, Meyronnis et Agamben

25 Novembre 2014, 17:05pm

Publié par Meyronnis © Gallimard

Rendez-vous avait été fixé dans un petit café interlope, non loin de la place Maubert. Il faisait déjà froid. Le «Comité invisible» nous avait indiqué le lieu et l’heure. Comme chacun de ses avis, le message était signé d’un poisson, dessiné d’une main malhabile. «Comité invisible», le nom sous lequel se présentaient les rédacteurs de Tiqqun. En venant, j’avais à l’esprit quelques phrases tirées de cette revue. Par exemple: Rejetez également les deux côtés. N’aimez que le reste. Seul le reste sera sauvé. Elles m’agréaient, ces phrases. Après tout, je me suis toujours conçu ainsi: d’aucun côté, mais un résidu — n’ayant même pas sa place dans la troupe des marginaux.

Une autre me plaisait également. Elle disait: Tout ce qui vit encore vit contre cette société. En un sens, j’ai vécu de la sorte: par et dans le conflit. Seulement, cette insistance sur l’opposition faisait naître une réserve — vivre contre, c’est encore vivre dans la dépendance de. Et vivre dans la haine de ce qu’on repousse équivaut à vivre de la haine, à ne tirer sa vie que d’elle.

Or cette société, la haine, elle la suinte par tous ses pores: elle bouillonne dedans, écumant et moussant de rage contre elle-même.

Les auteurs de la revue s’arc-boutaient sur ce vocable: — Nous. Ils précisaient: «Nous, c’est nous et nos frères.» Là, je tiquais franchement. Le mot frère, d’abord. En politique, je veux dire. Pour leur chapelle, il désignait ceux qui exécutent la sentence que ce monde a déjà prononcée à l’encontre de soi. Ceux qui jettent des parpaings du haut des passerelles d’autoroute, ou l’étudiant qui, saisi par l’amok, ouvre le feu au hasard sur ses camarades. Voilà, d’après eux, les «frères».

Bravaches, ils ne se gênaient pas pour asséner que les autres, retranchés de la communion, eh bien, souhaitable était leur mort. Littéral, dans leur revue.

Mais celle-ci, malgré ces hâbleries, parfois ridicules, fut quand même l’une des meilleures de ce temps-là, étonnante dans le marasme de ces années. Les textes du premier numéro, en tout cas, atteignaient une rigueur dans la pensée et une frappe dans la langue qui démasquaient par contraste la stéréotypie mentale et la veulerie où se traînaient la plupart des brochures et périodiques, pour ne rien dire de leur épaisse connerie.

D’autant plus épaisse qu’il est difficile — ou hasardeux — de faire l’emploi de son intelligence quand rien n’y encourage.Mais, pour l’instant, nous étions au café, en train d’attendre les membres du «Comité invisible». Ponctuels, comme nous, Mehdi Belhaj Kacem et ses amis attendaient, eux aussi, et la conversation languissait entre les deux groupes, chacun se demandant quelles collusions reliaient l’autre à la mystérieuse entité invitante et pourquoi on nous avait conviés ensemble, alors qu’on eût cherché avec peine des affinités entre les revues Evidenz et Ligne de risque.

Mehdi, je le vois pour la première fois. Un drôle de charisme, à la fois juvénile et inquiétant. Je remarque ses yeux translucides, scintillant de finesse glacée, son menton aigu, sa voix un peu grêle, ses gestes souples et brusques d’araignée, comme s’il étalait devant lui ses huit pattes, à la recherche d’une proie à enduire de gluaux.

Quand le «Comité» surgit, une demi-douzaine de jeunes gens des deux sexes, il s’avère que ce rendez-vous n’est qu’un premier sas: on nous intime de bouger vers une salle de cinéma du coin, où l’on projette le film Fight Club, avec Brad Pitt, acteur dont j’ignore tout (malgré une célébrité mondiale). On se déplace; les camarades entrent; au dernier moment, je m’esquive: pas question de contraindre mes nerfs à subir cette épreuve.

À la fin de la séance, je rejoins les spectateurs; le cinéma faisant office, manifestement, de second sas.

Ceux du «Comité» trouvent inamicale mon escapade, mais ils ne font aucun reproche. À leurs yeux, la civilité ondoyante de Yannick me blanchit un peu.

À l’intérieur de la salle nous attendait le philosophe Giorgio Agamben. Un homme mûr, un peu chauve, et dont nous avions lu les livres. On se dirige vers un restaurant italien du quartier, où une conversation s’instaure. Parmi ceux du «Comité», le plus éloquent s’appelle Julien Coupat. Il est râblé, légèrement dodu, avec un anorak à capuche. Le doute et l’inquiétude, dit-il non sans une emphase un peu gouailleuse, c’est ce que le «Comité» veut propager parmi les classes moyennes. Nous sommes, dit-il, les témoins de la vérité négative de l’homme. Désespérer nos contemporains, c’est notre manière à nous, dit-il avec une ironie grinçante, car il reprend l’une de nos formules, de vivre dans l’élément du risque.

Un ami de Coupat, garçon à la barbe floconneuse, mais au regard vif, et qui se nomme lui aussi Julien, cite en bonne part, comme une sorte de modèle, Kipland Kinkel — jeune Américain qui avait sombré dans la démence homicide, faisant, sans raison apparente, un grand massacre de ce qui l’environnait. C’est par là, selon le «Comité», qu’on pouvait anéantir le néant — comme si le crime délivrait de cette société et de ce monde — comme s’il y avait avantage à en remettre sur la destruction, alors qu’elle a déjà ramassé toutes les brindilles dans son fagot, et que l’ordre lui-même se rue vers l’excès du désordre...

Non sans maladresse, j’objecte que les égorgeries ne font que porter le ravage où d’ores et déjà il règne, alors qu’en modifiant notre rapport avec la parole, peut-être... Comble du ridicule, le mot littérature vient à mes lèvres...

Avec hauteur, Coupat me jauge, telle une pie sur son nid. L’œil braqué sur moi, il ricane, ou du moins en prend-il le rictus. «La littérature? s’étonne-t-il. Mais voyons, François, cela appartient à l’ancien régime de vérité...» Ceux du «Comité» ricanent avec lui, et tous ils se retournent vers Giorgio, comme ils disent, afin qu’il souscrive au jugement de Coupat. Mais Giorgio garde le visage penché vers ses spaghetti. Alors que l’attention converge sur lui, il ne porte d’intérêt qu’à son plat; que celui-ci sur terre, on jurerait.

À chaque fois que je prononce le mot littérature, il est vrai de façon de plus en plus machinale, claque comme un couperet l’expression ancien régime. Dès que je dis: littérature, l’écho reprend la même formule. De sorte qu’entre ceux du «Comité» et moi, je sens que s’édifie une haie. Impression d’être un marquis attifé de dentelles qu’un essaim de sans-culottes pousse vers la lame de la guillotine.

Très vite on s’enlise, de part et d’autre, dans un pinaillage stérile. Les phrases finissent en lambeaux. On ergote sur des vétilles, et ce boniment perd à mes oreilles toute consistance. Des remous noirs dans le carafon, je rêve à moitié.

Puis le débat, moins hargneux, oppose Mehdi et Coupat. Ils se regardent, se toisent et s’attirent comme des aimants — à tout bout de champ, ils invoquent l’autorité du philosophe. Giorgio par-ci, Giorgio par-là... Sur un ton patelin, les voilà qui enchérissent de rodomontades. Dans le «nouveau régime de vérité», après qu’on m’a raccourci, donc, l’intelligence doit devenir une affaire collective...

Oui, mais à la façon de Mehdi ou à celle de Coupat?

Elles se tiennent, les deux démarches, face à face; avant d’entrer en lutte, avec sorties, feintes et diatribes. Coupat s’égosille, Mehdi tourne autour du pot. Affirme, tranche, certifie, le premier; tandis que le second marque des réticences, et signale des difficultés. Un vague soupçon, tout de même. Un parfum de cabotinage... Soudain, il est évident à tous que cette scène s’arrange en vue de complaire à Giorgio, encore que ce dernier ne lève jamais la tête de son assiette.

Un rire me prend à les voir s’entremordre comme des chiots, léchant la chaussure du philosophe, pendant que, lui, montre la plus grande indifférence à l’endroit d’une joute aussi puérile. En mangeant ses pâtes, il nous oublie. Enfin, il en a l’air. Sauf qu’il écoute attentivement Mehdi et Coupat. Celui-ci, aucun doute, s’impose; mais le premier est plus attrayant, et Giorgio à un moment se redresse et le fixe, lui demandant une précision sur la thèse qu’il défend. Cette thèse, je ne m’en souviens pas; ni de la réponse de Mehdi. Mais, que ce dernier, ce soir-là, a gagné la partie d’échecs. Et, qu’étrangement, Coupat semblait content lui aussi.

On se quitte dans une ruelle du Quartier latin, vers le milieu de la nuit. Coupat, au moment de prendre congé, désigne sa poitrine, puis la mienne et, en me regardant au visage, laisse tomber ce verdict — Entre nous, dit-il, il y a un problème de corps.

Ce n’était pas faux — une incompatibilité immédiate et partagée. Un rejet mutuel.

Et pourtant, je ne dirais pas — Eh bien, la guerre! encore moins — Je hais cet homme.

Pas quelqu’un de brisé dans la soumission... Sa tête — forcément mauvaise dans un monde mauvais — est capable néanmoins de prendre goût à ce qu’on enseignait, en des temps reculés, à Safed, dans les écoles secrètes de la Kabbale — ah, elles sont peu, ces têtes-là!

Des années plus tard, on a mis Julien Coupat en prison; puis, faute de preuves, on l’a libéré. Il a été l’objet d’une campagne concoctée par des officines policières, avec des imputations calomnieuses. Terroriste, disaient les autorités. Son nom, dès lors: un signe de ralliement, en Europe, pour les séditieux radicaux.

Un nom qui allume, ici et là, les émeutes.

©Gallimard

Rencontre entre Coupat, Behlaj-Kacem, Meyronnis et Agamben
Commenter cet article
R
Mehdi Belhaj Kacem a fait du chemin depuis, antivax, parano, itw pour France Soir, complicité avec Louis Fouché etc... etc... on passera sur le verbiage... est-il toujours POP ? en tous cas il n'est pas au TOP le Mehdi...
Répondre
O
Excellente nouvelle ! On va enfin pouvoir foutre une merde royale. Je crains seulement de n'être pas a tous égards compétent pour lesdits axes de recherche.
Répondre
A
Je t'ai envoyé un mail.
O
Je parlais de V 23 comme tout le monde, juste en passant, dans une partie du mémoire qui n'a probablement pas été montrée à Deleuze, qui n'était pas mon directeur pour ma maîtrise ; j'étais étudiant de Paris I et mon directeur de recherches était Desanti. Deleuze n'a aucun rapport avec mon mémoire de maîtrise qui s'appuyait sur Gueroult, et sur Heidegger pour les passages rigolos. Deleuze n'est intervenu que pour ma thèse de troisième cycle, et uniquement comme membre du jury. Il était du reste juridiquement impossible de s'inscrire en troisième cycle de philosophie à Paris 8 après 1970, à cause du décret Guichard. L'allusion à V 23 se trouvait d'ailleurs dans un développement qui a l'origine était une contribution au séminaire d'Alquie
A
L'un des axes de recherche porte sur l'esotérisme de l'expérimentation de l'éternité chez Spinoza (c'est p. 19 du livre Deleuze, les mouvements aberrants). Est-ce que tu en parlais dans ton mémoire remis à Deleuze. C'est à propos du scolie de la proposition V,23. J'en avais parlé dans le texte &quot;Badiou ou la gageure du penseur&quot; en réponse au texte mis sur le site de l'ENS, &quot;l'aveu du philosophe&quot; et Badiou m'a trouvé la référence (puisqu'il l'a mise dans la conclusion de Logique du sens). Chez Deleuze je n'ai trouvé que Spinoza Philosophie paratique, p; 101, Deleuze y fait simplement la mention d'une éternité de l'âme alors que mon esotérisme parle de l'hapax existentiel (comme en parle Jankélévitch repris par Onfray)<br /> <br /> Badiou ou La gageure du penseur http://www.paris8philo.com/article-3466184.html<br /> L'aveu de monotone biographie de Badiou est ici :http://lacan.com/badphilo.htm<br /> hapax existentiel : http://www.paris8philo.com/article-4657438.html<br /> mon hapax du 5 mars 2005, 4 jours avant mon diplôme d'architecte, disait &quot;Spinoza et physique quantique&quot;. Quitte à passer pour un fou. Simple étincelle entre deux neurones. Deleuze dit en somme à la fin de son Foucault &quot;Nietzsche et physique quantique&quot; (i. e. pour être plus précis &quot;potentialité des semi-conducteurs&quot;, cela provenant du fait qune son article de l'Encyclopédia universalis sur le Sens et la schizophrènie jouxte celui des semi-conducteurs, mais là je déborde).