La Philosophie à Paris

TEXTE / Le secret comme sécrétion de Deleuze et Guattari

5 Février 2008, 23:30pm

Publié par Paris8philo

Souvenirs du secret. Le secret est dans un rapport privi­légié, mais très variable, avec la perception et l’imperceptible. Le secret concerne d’abord certains contenus. Le contenu est trop grand pour sa forme.., ou bien les contenus ont en eux-mêmes une forme, mais cette forme est recouverte, doublée ou remplacée par un simple contenant, enveloppe ou boîte, dont le rôle est d’en supprimer les relations formelles. Ce sont des conte­nus qu’on juge bon d’isoler ainsi, ou de déguiser, pour des raisons elles-mêmes variées. Mais, justement, faire une liste de ces raisons (le honteux, le trésor, le divin, etc.) a peu d’intérêt, tant qu’on oppose le secret et sa découverte, comme dans une machine binaire où il n’y aurait que deux termes, secret et divulgation, secret et profanation. Car, d’une part, le secret comme contenu se dépasse vers une perception du secret, qui n’est pas moins secrète que lui. Peu importe les fins, et si cette perception a pour but une dénonciation, une divulgation finale, une mise à découvert. Du point de vue de l’anecdote, la perception du secret en est le contraire, mais, du point de vue du concept, elle en fait partie. Ce qui compte, c’est que la perception du secret ne peut être que secrète elle-même : l’espion, le voyeur, le maître-chanteur, l’auteur de lettres anonymes ne sont pas moins secrets que ce qu’ils ont à découvrir, quel que soit leur but ultérieur. Il y aura toujours une femme, un enfant, un oiseau pour percevoir secrè­tement le secret. Il y aura toujours une perception plus fine que la votre, une perception de votre imperceptible, de ce qu’il y a dans votre boîte. On prévoit même un secret profession­nel pour ceux qui sont en situation de percevoir le secret. Et celui qui protège le secret n’est pas forcément au courant, mais lui aussi renvoie à une perception, puisqu’il doit percevoir et détecter ceux qui veulent découvrir le secret (contre-espionnage). Il y a donc une première direction, où le secret va vers une per­ception non moins secrète, une perception qui se voudrait imper­ceptible à son tour. Toutes sortes de figures très différentes peuvent tourner autour de ce premier point. Et puis, il y a un second point, qui n’est pas non plus séparable du secret comme contenu la manière dont il s’impose et se répand. Là encore, quelles que soient les finalités ou les résultats, le secret a une manière de se répandre, qui est prise à son tour dans le secret. Le secret comme sécrétion. Il faut que le secret s’insère, se plisse, s’introduise entre les formes publiques, fasse pression sur elles et fasse agir des sujets connus (influence du type « lobby », même si celui-ci n’est pas en lui-même une société secrète).

Bref, le secret, défini comme contenu qui a caché sa forme au profit d’un simple contenant, est inséparable de deux mouve­ments qui peuvent accidentellement en interrompre le cours ou le trahir, mais en font partie essentiellement : quelque chose doit suinter de la boîte, quelque chose sera perçu à travers la boîte ou dans la boîte entrouverte. Le secret a été inventé par la société, c’est une notion sociale ou sociologique. Tout secret est un agencement collectif. Le secret n’est pas du tout une notion statique ou immobilisée, il n’y a que les devenirs qui soient secrets, le secret a un devenir. Le secret a son origine dans la machine de guerre, c’est elle qui amène le secret, avec ses deve­nirs-femmes, ses devenirs-enfants, ses devenirs-animaux 59. Une société secrète agit toujours dans la société comme machine de guerre. Les sociologues qui se sont occupés des sociétés secrètes ont dégagé beaucoup de lois de ces sociétés, protection, égalisa­tion et hiérarchie, silence, rituel, désindividuation, centralisation, autonomie, cloisonnement, etc. 60. Mais peut-être n’ont-ils pas donné assez d’importance aux deux lois principales qui régissent le mouvement du contenu 10) Toute société secrète comporte une arrière-société encore plus secrète, soit qu’elle perçoive le secret, soit qu’elle le protège, soit qu’elle exécute les sanctions de sa divulgation (or il n’y a aucune pétition de principe à définir la société secrète par son arrière-société secrète une société est secrète dès qu’elle comporte ce redoublement, cette section spé­ciale); 20) Toute société secrète comporte son mode d’action, lui-même secret, par influence, glissement, insinuation, suinte­ment, pression, rayonnement noir, d’où naissent les « mots de passe » et les langages secrets (et il n’y a pas là de contradiction, la société secrète ne peut pas vivre hors du projet universel de pénétrer toute la société, de se glisser dans toutes les formes de la société, en en bousculant la hiérarchie et la segmentation la hiérarchie secrète se conjugue avec une conspiration des égaux, la société secrète ordonne à ses membres d’être dans la société comme des poissons dans l’eau, mais elle aussi doit être comme l’eau parmi les poissons ; elle a besoin de la complicité de toute une société environnante). On le voit bien dans des cas aussi différents que les sociétés de gangsters aux Etats-Unis, ou les sociétés d’hommes-animaux en Afrique d’une part le mode d’influence de la société secrète et de ses chefs sur les hommes publics ou politiques environnants, d’autre part le mode de redoublement de la société secrète dans une arrière-société, qui peut être faite d’une section spéciale de tueurs ou de gardiens 61. Influence et redoublement, sécrétion et concrétion, tout secret avance ainsi entre deux « discrets » qui peuvent d’ailleurs se rejoindre, se confondre en certains cas. Le secret d’enfant com­bine à merveille ces éléments le secret comme contenu dans une boîte, l’influence ou la propagation secrètes du secret, la perception secrète du secret (le secret d’enfant n’est pas fait avec des secrets d’adulte miniaturisés, mais il s’accompagne néces­sairement d’une perception secrète du secret d’adulte). Un enfant découvre un secret...

Mais le devenir du secret le pousse à ne pas se contenter de cacher sa forme dans un simple contenant, ou de la troquer pour un contenant. Il faut maintenant que le secret acquière sa propre forme, en tant que secret. Le secret s’élève du contenu fini à la forme - infinie du secret. C’est là que le secret atteint à l’imper­ceptible absolu, au lieu de renvoyer à tout un jeu de perceptions et de réactions relatives. On va d’un contenu bien déterminé, localisé ou passé, à la forme générale a priori d’un quelque chose qui s’est passé, non localisable. On va du secret défini comme contenu hystérique d’enfance au secret défini comme forme para­noïaque éminemment virile. Et l’on retrouvera sur cette forme même les deux concomitants du secret, la perception secrète et le mode d’action, l’influence secrète, mais ces concomitants sont devenus des « traits » de la forme qui ne cessent de la recons­tituer, de la reformer, de la recharger. D’une part le paranoïaque dénonce le complot international de ceux qui lui volent ses secrets, ses pensées les plus intimes ; ou bien déclare son don de percevoir les secrets de l’autre avant qu’ils soient formés (le jaloux paranoïaque ne saisit pas l’autre comme lui échappant, mais au contraire en devine ou prévoit la moindre intention). D’autre part le paranoïaque agit, ou bien pâtit par rayonnements qu’il émet ou reçoit (des rayons de Raymond Roussel à ceux de Schreber). L’influence par rayonnement, et le redoublement par vol ou écho, sont maintenant ce qui donne au secret sa forme infinie, où les Perceptions comme les actions passent dans l’imperceptible. Le jugement paranoïaque est comme une anticipation de la perception, qui remplace la recherche empirique des boîtes et de leur contenu coupable a priori, et de toutes manières ! (ainsi l’évo­lution du narrateur de La recherche par rapport à Albertine). On peut dire sommairement que la psychanalyse est allée d’une conception hystérique à une conception de plus en plus para­noïaque du secret 62. Psychanalyse interminable : l’Inconscient reçut la tâche de plus en plus lourde d’être lui-même la forme infinie du secret, au lieu d’être seulement une boîte à secrets. Vous direz tout, mais, en disant tout, vous ne direz rien, puis­qu’il faut tout 1’ « art » du psychanalyste pour mesurer vos conte­nus à la forme pure. Pourtant à ce point, une aventure inévitable arrive, quand le secret est ainsi élevé à la forme. Quand la question « Qu’est-ce qui s’est passé ? » atteint cette forme virile infinie, la réponse est forcément que rien ne s’est passé, détruisant forme et contenu. La nouvelle se répand vite que le secret des hommes n’était rien, rien du tout en vérité. Œdipe, le phallus, la castra­tion, « l’écharde dans la chair », c’était ça le secret ? Il y a de quoi faire rire les femmes, les enfants, les fous et les molécules.

Plus on en fait une forme organisatrice structurante, plus le secret devient mince et partout répandu, plus son contenu devient moléculaire, en même temps que sa forme se dissout. C’était vraiment peu de chose, comme dit Jocaste. Le secret n’en dis­paraît pas pour autant, mais il prend maintenant un statut plus féminin. Et qu’y avait-il déjà dans le secret paranoïaque du président Schreber, sinon un devenir féminin, un devenir-femme ? C’est que les femmes n’ont pas du tout la même manière de traiter le secret (sauf quand elles reconstituent une image inversée du secret viril, une sorte de secret de gynécée). Les hommes leur reprochent tantôt leur indiscrétion, leur bavardage, tantôt leur manque de solidarité, leur trahison. Et pourtant c’est curieux comme une femme peut être secrète eh ne cachant rien, à force de transparence, d’innocence et de vitesse. L’agencement complexe du secret, dans l’amour courtois, est proprement fémi­nin et opère dans la plus grande transparence. Célérité contre gravité. Célérité d’une machine de guerre contre gravité d’un appa­reil d’Etat. Les hommes prennent une attitude grave, chevaliers du secret, « voyez sous quelle charge je ploie, ma gravité, ma discrétion », mais ils finissent par tout dire, et ce n’était rien. Il y a des femmes au contraire qui disent tout, elles parlent même avec une effroyable technicité, on n’en saura pourtant pas plus à la fin qu’au début, elles auront tout caché par célérité, limpidité. Elles n’ont pas de secret, parce qu’elles sont devenues elles-mêmes un secret. Seraient-elles plus politiques que nous ? Iphigénie. Innocente a priori, c’est cela que la jeune fille réclame pour son compte, contre le jugement proféré par les hommes : « Coupable a priori »... C’est là que le secret atteint à un dernier état : son contenu est molécularisé, il est devenu moléculaire, en même temps que sa forme se défait pour devenir une pure ligne mou­vante, — au sens où l’on peut dire de telle ligne que c’est le « secret » d’un peintre, ou de telle cellule rythmique, de telle molécule sonore, qui ne constitue pas un thème ou une forme, le « secret » d’un musicien.

Si un écrivain eut affaire avec le secret, ce fut Henry James. Il a toute une évolution à cet égard, qui est comme la perfection de son art. Car le secret, il le cherche d’abord dans des contenus, même insignifiants, entrouverts, entraperçus. Puis il évoque la possibilité d’une forme infinie du secret qui n’aurait même plus besoin de contenu et qui aurait conquis l’imperceptible. Mais il n’évoque cette possibilité que pour poser la question : le secret est-il dans le contenu, ou bien dans la forme ? — et la réponse est déjà donnée ni l’un ni l’autre 63. C’est que James fait partie de ces écrivains pris dans un devenir-femme irrésistible. Il ne ces­sera de poursuivre son but, et d’inventer les moyens techniques nécessaires. Moléculariser le contenu du secret, linéariser la forme. James aura tout exploré, du devenir-enfant du secret (toujours un enfant qui découvre des secrets, ce que savait Maisie) au devenir-femme du secret (un secret par transparence, et qui n’est plus qu’une ligne pure laissant à peine la trace de son passage, l’admirable Daisy Miller). James est moins proche de Proust qu’on ne dit, c’est lui qui fait valoir le cri : « Innocente a priori ! » (Daisy ne demandait qu’un peu d’estime, elle aurait donné son amour pour ça...) contre le « Coupable a priori » qui condamne Albertine. Ce qui compte dans le secret, ce sont moins ses trois états, contenu d’enfant, forme infinie virile, pure ligne fémi­nine, que les devenirs qui y sont attachés, le devenir-enfant du secret, son devenir-féminin, son devenir-moléculaire — là où précisément le secret n’a plus ni contenu ni forme, l’imperceptible enfin perçu, le clandestin qui n’a même plus rien à cacher. De l’éminence grise à l’immanence grise. Œdipe passe par les trois secrets, le secret du sphynx dont il perce la boîte, le secret qui pèse sur lui comme la forme infinie de sa propre culpabilité enfin le secret à Colone qui le rend inacessible et se confond avec la ligne pure de sa fuite et de son exil, lui qui n’a plus rien à cacher, ou, comme un vieil acteur de Nô, n’a plus qu’un masque de jeune fille pour couvrir son absence de visage. Certains peuvent parler, ne rien cacher, ne pas mentir ils sont secrets par trans­parence, impénétrables comme l’eau, incompréhensibles en vérité, tandis que les autres ont un secret toujours percé, bien qu’ils l’entourent d’un mur épais ou l’élèvent à la forme infinie.

59. Luc de Heusch montre comment c’est l’homme de guerre qui amène le secret il pense, mange, aime, juge, arrive en secret, tandis que l’homme d’Etat procède publiquement (Le roi ivre ou l’origine de l’Etat). L’idée du secret d’Etat est tardive, et suppose l’appropriation de la machine de guerre par l’appareil d’Etat.

60. Notamment Georg Simmel, cf. The Sociology of Georg Simmel, Glencoe, ch. iii.

61 61. P. E. Joset marque bien ces deux aspects de la société secrète d’ini­tiation, le Mambela du Congo d’une part, son rapport d’influence sur les chefs politiques coutumiers, qui va jusqu’à un transfert des pouvoirs Sociaux; d’autre part, son rapport de fait avec les Anioto, comme arrière-Société secrète de crime ou d’hommes-léopards (même si les Anioto ont une autre origine que le Mambela). Cf. Les sociétés secrètes des hommes-léopards en Afrique noire, ch. v.

62. Sur les conceptions psychanalytiques du secret, cf. « Du secret », Nouvelle revue de psychanalyse n° 14 ; et pour l’évolution de Freud, l’article de Claude Girard, « Le secret aux origines ».

63 Bernard Pingaud, s’appuyant sur le texte exemplaire de James, « Image dans le tapis », montre comment le secret saute du contenu à la forme, et échappe aux deux « Du secret », pp. 247-249. On a souvent commenté ce texte de James d’un point de vue qui intéresse la psychana­lyse; et d’abord J-B. Pontalis, Après Freud, Gallimard. Mais la psychana­lyse reste prisonnière d’un contenu nécessairement déguisé comme d’une forme nécessairement symbolique (structure, cause absente...), à un niveau qui définit à la fois l’inconscient et le langage. C’est pourquoi, dans ses applications littéraires ou esthétiques, elle rate le secret chez un auteur aussi bien que le secret d’un auteur. C’est comme pour le secret d’Œdipe : on s’occupe des deux premiers secrets, mais non pas du troisième, qui est Pourtant le plus important.

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