La Philosophie à Paris

PAUL VEYNE / L'historien parle de Michel Foucault

9 Avril 2008, 09:00am

Publié par Franck

Troubler les idées reçues est un sport où Paul Veyne excelle. Qu'il s'intéresse aux jeux du cirque à Rome, aux formes de croyance des Grecs, aux poèmes de René Char ou à l'avènement du christianisme, cet historien inclassable, lecteur de Nietzsche, n'est pas seulement un savant à l'érudition éblouissante. C'est aussi un homme au verbe dru, au franc-parler volontiers provocateur, et fréquemment intempestif. On ne s'étonnera donc pas que le portrait qu'il trace de son ami Michel Foucault soit peu conventionnel.




Ils se sont rencontrés pour la première fois en 1954. Normalien rue d'Ulm, Veyne avait alors 24 ans. Foucault, lui, avait juste la trentaine, mais il était "caïman", c'est-à-dire répétiteur, et appartenait donc déjà, en dépit de la faible différence d'âge, au monde des maîtres. Longtemps, leurs séjours respectifs à l'étranger les ont tenus éloignés l'un de l'autre. Foucault était en Suède, en Pologne, en Tunisie, Veyne à Rome. C'est seulement dans les années 1970 qu'ils se retrouvent... au Collège de France.

Paul Veyne avoue n'avoir pas saisi d'emblée les enjeux du travail de Foucault. "J'avais lu ses livres, mais je n'en avais pas compris la portée. C'est en allant écouter un de ses cours que j'ai soudain entrevu la perspective qu'il ouvrait. D'un coup, j'ai saisi que Foucault inaugurait cette analyse plus profonde de l'histoire que je cherchais depuis longtemps. Alors, je suis rentré chez moi et je me suis mis à lire Nietzsche. Un soir, Foucault m'appelle, à Aix, pour je ne sais plus quelle raison et je lui dis : "Tu sais, j'ai fait une grande découverte : je me suis mis à lire Nietzsche. - Ce qui t'intéresse, me dit-il, c'est le Nietzsche de Deleuze - Non, parce que le livre de Deleuze a un tort : il ne pose pas le problème de la vérité !" Cette phrase a provoqué chez lui une sorte de coup de foudre ! J'étais devenu à ses yeux le seul historien qui avait entrevu combien la question suprême de l'histoire était la vérité. C'est là qu'on est devenus copains..."

Assez "copains" pour que Paul Veyne, notoirement hétérosexuel, ait été proclamé par Foucault "homosexuel d'honneur" et convié aux discussions qu'il organisait dans son appartement de la rue de Vaugirard. On aurait tort toutefois de passer trop vite de l'homosexualité à la subversion politique. Ayant observé Foucault de près, et souvent parlé avec lui de ses décisions militantes, Veyne refuse catégoriquement la légende d'un Foucault "révolutionnaire" au sens convenu du terme.

A l'entendre, l'image d'un philosophe rebelle, subversif, soixante-huitard, gauchiste, résolu à faire du passé table rase et à en finir avec le vieux monde est tout bonnement fausse. Ce mythe est pourtant vivace aux Etats-Unis, et il est n'est pas absent de l'imagination européenne. Il a été forgé notamment à partir du passage de Michel Foucault à l'université de Vincennes, et de son engagement dans le Groupe d'information sur les prisons, mais il ne correspond pas, selon Paul Veyne, à la réalité.

"Foucault ne rêvait pas à la révolution. Jamais je ne l'ai entendu parler de "la société bourgeoise" ou de "l'exploitation capitaliste", jamais ! Pour lui, ces termes-là n'existaient pas. C'était un mode d'idées qui lui était totalement étranger. En fait, "la révolution", "la société idéale", toutes ces généralités fumeuses ne l'intéressaient absolument pas. Ce n'étaient pour lui que balivernes et fariboles. Il m'a dit un jour : "A Vincennes, j'ai vécu dans une bande de demi-fous." Pourtant, dans cette université expérimentale, les gens le croyaient semblable à eux. Du coup, ils ne comprenaient pas pourquoi Foucault refusait que l'on donne le diplôme à tous les étudiants ou bien pourquoi il n'allait pas faire des descentes dans les supermarchés. Les gens de Vincennes pensaient qu'il s'agissait de caprices de sa part. Ils ne comprenaient rien à ses comportements, qui étaient inexplicables à leurs yeux."

Objection : Foucault s'est engagé dans une multitude d'actions, il a pris une part active à une longue série de luttes. Il ne se contentait pas d'écrire ou de signer des pétitions, on le voyait dans des manifestations, des rassemblements protestataires, à la porte des prisons ou des tribunaux. N'était-ce pas une activité révolutionnaire ? Réponse : "Non, parce qu'il n'agissait jamais pour des motifs abstraits et généraux, organisés selon un plan d'ensemble. Il s'engageait toujours au coup par coup, en fonction de ses indignations, pour des causes qui l'avaient touché personnellement. Ce qui le décidait, c'était toujours une réaction affective à un point de détail. Finalement, il avait un côté redresseur de torts."

Il reste toutefois malaisé de penser qu'il n'aurait existé, dans cette multiplicité d'actions, qu'une succession de bonnes oeuvres disparates, dictées par l'émotion du jour. Aucune unité, vraiment ? Aucun dénominateur commun ? "Ce qui le passionnait, c'était la défense des maudits. Qu'il s'agisse des fous maltraités ou des prisonniers des quartiers de haute sécurité, il était sensible à ce qui touchait, de près ou de loin, la vie des "hommes infâmes". Un jour, alors que je faisais une émission sur les gladiateurs, il a tenu à venir. Il voulait expliquer comment ces combattants occupaient à Rome une place à la fois glorifiée et maudite."

Le regard de Paul Veyne sur la vie et l'oeuvre de Michel Foucault réserve d'autres surprises. Le fil directeur de l'oeuvre foucaldienne serait le scepticisme et non la volonté de subversion. Guerrier, samouraï pourfendeur de nos illusions, Foucault serait fort éloigné de la figure familière de l'authentique intellectuel de gauche. Quelque temps avant sa mort, après l'arrivée de François Mitterrand au pouvoir, il aurait même projeté un livre contre les socialistes français. Et pourquoi donc ? "Par haine pour Mitterrand. Il m'avait expliqué comment ce livre aurait montré que les socialistes n'ont aucune politique constituée. Leurs seuls mots d'ordre sont les revendications de leur clientèle électorale. Sur la société française comme sur les relations internationales, il n'ont aucune idée et n'en ont jamais eu."

Ce Foucault sarcastique et sceptique, rêvant si peu du grand soir, détestant tellement le parti socialiste, ne va-t-il pas choquer ? "Ce serait dommage qu'un intempestif ne heurte personne !"

 

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