La Philosophie à Paris

GEOPOLITIQUE / Après l'empire d'Emmanuel Todd

28 Mars 2011, 19:21pm

Publié par Anthony Le Cazals

Suite à la série  La perte du genre

 

Emmanuel Todd vient présenter son livre Après l'empire un an après sa parution en 2002 et commente l’actualité de 2003 selon cette grille d’analyse. Démographe, sociologue, assez génial, mais assez largement incompris, aussi. Fils du brillant journaliste et écrivain socialiste Olivier Todd, petit-fils de l'écrivain communiste Paul Nizan et arrière-petit-cousin de l'anthropologue Claude Lévi-Strauss. Voir aussi cette vidéo et cet article sur le micro-militarisme (Todd emploie l'expression de micro-militarisme théatral ans la partie 3 de la vidéo).

 

 


Emmanuel Todd Les Etats-Unis un empire 1 par star_vin

 

L’alphabétisation des populations entraîne le "progrès" (noté selon l'inice de développpement humain) mais cela ne se passe pas sans heurt ce qui explique les crises multiples de part le monde. Emmanuel Todd se dit optimiste car bientôt tout le monde saura lire.

Les Etats-Unis n’ont pas la capacité de faire un empire : économie moribonde, armée ?, idéologie pas assez égalitaire et universaliste (cf. structure familiale).

Au sujet de l’actualité : Retour du couple franco-allemand et de la Russie, les américains sont irrationnels et font du micro militarisme théâtral.

 

 

Résumé de la conférence :

Emmanuel TODD commence par un constat, nous sommes confrontés à un renversement :
-  En 1945 les USA étaient autonomes et vivaient sans le monde, (Pearl Harbor à forcé les USA à entrer dans le conflit + c’est Hitler qui a déclaré la guerre au USA et non l’inverse). Le reste de la planète par contre avait besoin des USA, militairement et financièrement (Cf. Plan Marshall et libération)
-  Aujourd’hui le monde et en particulier l’Eurasie s’est reconstruit et n’est plus tributaire des USA, ces derniers par contre avec 500 000 000 000 $ de déficit de balance commerciale ont besoin du monde pour maintenir leur niveau de vie actuel.

« Pour caricaturer le capitalisme, c’est un système ou d’abord les petits trinquent, mais où ensuite l’argent virtuel produit pour les riches doit être sécurisé ». Aujourd’hui les populations aisées du monde entier envoient leur argent, pour le sécuriser, aux Etats-Unis. C’est sur ce flux financier que les USA prélèvent de quoi assurer leur train de vie.

Le jour où les placements au USA paraîtront moins attractifs, il y aura un problème important pour l’économie des USA.

« Aujourd’hui les riches se font plumer au profit des USA ».

I.Alphabétisation et choc de la modernité :

Emmanuel TODD, décrit un cycle : dans un pays, quand les hommes apprennent à lire cela engendre une crise politique et les institutions traditionnelles sont souvent balayées, puis quand les femmes apprennent à lire nous avons une maîtrise des naissances et la place de la femme augmente. Tout ceci tendant à faire naître un état démocratique et moderne.

(illustration : en 1789 dans le bassin parisien ainsi qu’en 1917 en Russie 50% de hommes savent lire, en Iran le jour ou 50% des hommes ont su lire le Sha fut renversé).

Tout ceci ne se passe pas sans heurt, le cycle a duré 80 ans en France presque autant en Russie, en Iran les Ayatollah sont arrivés. Mais tout ceci peut s’expliquer, dans une situation où arrive la lecture beaucoup de choses changent et des éléments de crise se présentent :
-  Les traditionalistes se fanatisent
-  Certains parents ne savent pas lire alors que leur enfant oui.
-  Déracinement
-  ...

TODD se dit optimiste pour le monde, toutes ces crises ont vocation à être dépassées. Ce sont, en quelque sorte, des maladies infantiles par lesquelles doivent passer toutes les sociétés. Cela fait 5000 ans que l’écriture a été inventée, et dans cent ans toute la planètes saura lire, la transition de la modernité sera achevée.

En attendant le monde arabe commence cette crise, le mieux à faire, c’est de ne pas intervenir, d’autant qu’il n’y a pas de grand état arabe qui soit assez structuré pour être une réelle menace stratégique pour le monde. Dans ce cadre d’analyse nous n’avons pas besoin de considération religieuse pour expliquer ce qui se passe.

Pour finir, les prochains sur la liste sont les pays d’Afrique noire, il faut s’attendre aussi à des crises. Rappelons que les derniers étaient les pays d’Amérique du sud.

II.Capacité impérialiste américaine :

Pour avoir des ambitions impérialistes il faut un armée puissante, une idéologie adéquate, et une économie forte.

Pour ce qui est de l’armée, Emmanuel Todd ne s’étend pas, mais demande de ne pas sur-évaluer celle des USA sur des critères fantasmatiques.

Pour ce qui est de l’économie, il reprend ses arguments liminaires et enfonce le clou :
-  500 000 000 000 $ de déficit commercial par an, en déficit avec tout le monde même avec l’Ukraine.
-  Les USA n’ont que 98 000 robots industriels, pour 200 000 en Europe et 300 000 au Japon.
-  « Airbus à fait la peau de Boeing » et de l’industrie aéronavale américaine.
-  Si on oublie les ordinateurs, les USA n’existent plus, l’Europe construit mieux et plus solidement.
-  Les USA sont en déficit même sur les hautes technologies.

L’économie américaines est aujourd’hui plus une légende basée sur le passé qu’une réalité.

Une puissance impériale doit, pour avoir une chance de réussir, avoir une idéologie égalitariste et universaliste. C’est-à-dire croire en l’égalité de tout les peuples, et être capable de traiter les vaincus en égaux (Cf. la Rome Antique vis-à-vis de l’Allemagne et le Japon en 1945).

Pour évaluer cette capacité Emmanuel TODD propose un indicateur : la place des frères au sein de la famille. S’ils sont égaux le pays aura une idéologie universaliste, sinon il ne l’aura pas.

Exemple où les frères sont égaux : la France et la Russie => liberté ou goulag universel.

Exemple où les frères sont inégaux : le Japon et l’Allemagne => Ethnocentrisme , Nazisme.

L’Angleterre et les USA ont une position intermédiaire. En Angleterre il n’y a pas de frère supérieur mais ils sont tous différents (Testament libre), donc les anglais pensent les peuples comme différents. Aux USA les frères blancs sont égaux mais cette égalité s’est construite sur l’inégalité réservée aux noirs. Ces deux pays ont donc une position ambigüe vis-à-vis de l’égalitarisme et de l’universalisme.

L’affrontement face aux nazis en 1945, les a fait tomber, en quelque sorte, du bon côté. Face aux russes, et leur universalisme, une fois encore les USA ont été forcées d’être universalistes en faisant une sorte de contre-feu. => les Allemands en 1945 ont été bien traités, le problème de la ségrégation raciale aux Etats-Unis a été posée sous Kennedy.

Aujourd’hui, le bloc russe s’étant effondré, nous avons un retour à l’équilibre, l’universalisme américain se rétracte. (Cf. la presse américaine n’est plus qu’une pluie d’insultes pour le monde ; le rapport des USA à l’ONU)

Emmanuel Todd finit son analyse sur l’universalisme par une mise en garde : l’universalisme et l’égalitarisme ne sont pas bons en soit, il peut avoir des effet pervers :
-  La France à eu beaucoup plus de mal que l’Angleterre lors de la décolonisation.
-  Il rappelle une de ses anciennes analyses, « si les hommes sont tous les mêmes et que tu mets du temps à t’intégrer => tu n’est pas un homme » peut être le raisonnement des électeurs du FN.
-  Le goulag pour tous en Russie.

III.Comment interpréter la guerre en Irak ?

(La guerre américaine sans l’accord de l’ONU vient de commencer depuis un semaine)

Le monde est globalement en paix et les américains déclanchent une guerre, pourquoi ? :
-  Pour le pétrole ? peut-être pas.
-  USA foncièrement mauvais ? C’est un raisonnement nul, qui n’explique rien.
-  En fait les USA sont loin du monde, on besoin du monde et ne servent pas au monde. Du coup ils font la guerre pour rester le centre du monde. Pour ce faire, ils désignent des "nains" comme adversaires. L’Irak est le candidat idéal : Nain militaire au centre de l’Eurasie. Emmanuel Todd appel cela le micro militarisme théâtral.

Conclusion : Retour sur son livre

Le modèle marche bien, pour les communistes il avait du attendre 15 ans, grâce à l’équipe Bush cela va plus vite :
-  La décomposition de l’économie on le savait, ils n’ont plus de moyens de rétorsion, l’Allemagne et la Turquie on pu dire non, quant à la France le boycott du fromage et du vin n’est même pas suivi par l’intelligentsia.
-  Leur diplomatie s’est complètement effondrée. Le non de l’Allemagne, pilier historique, est détonnant. Chirac et De Villepin ont été formidables, mais cela a été possible que grâce à l’Allemagne.

Le livre avait fait deux prédictions qui lors de la crise irakienne se sont vérifiées :
-  Le retour en force du couple franco-allemand
-  Le retour de la Russie, affaiblie et égalitaire.

Le livre n’a par contre pas vu l’irrationalité qui pourrait toucher les dirigeants, (la même erreur avait été faite dans « la chute finale », qui prédisait dès 1976 la fin de l’empire communiste). Les USA vivent mal le recul de leurs idéaux => désarroi => dénégation de la réalité => fuite en avant. Les USA sont comparés à des joueurs de poker fou.

Le livre pèche comme la chute finale par un excès de rationalité.

Vieille Europe ? son analyse est que les deux grands que sont l’Allemagne et la France « à l’instinct » on vu le danger et les opportunités de la crise. D’où leur position. La couronne suivra avec du retard. Les deux grands ont réagi trop vite pour les petits. C’est le conservatisme des zones périphériques.

Quant à l’Angleterre, la situation est différente elle est toujours tiraillée entre Europe et Amérique, Emmanuel Todd prescrit de laisser les USA écoeurer les Anglais.

[1] Après l’empire, Essai sur la décomposition du système américain

par Emmanuel Todd (Gallimard, août 2002, 238 pages, 18,50 €)

 

Citations

 

Patience et longueur de temps...
« Le modèle associant à la modernisation mentale - avec ses deux composantes principales, l'alphabétisation et la chute de la fécondité - des troubles idéologiques et politiques opposant des classes, des religions, des peuples est très général.
Sans échapper absolument à l'angoisse de la transition, quelques pays n'ont jamais sombré dans la violence de masse. Mais j'éprouve certaines difficultés à citer le nom d'un pays sage, par peur d'oublier telle ou telle crise, tel ou tel massacre. Les pays scandinaves ont peut-être échappé au pire, si l'on s'en tient au Danemark, à la Suède et à la Norvège. Car la Finlande, de langue finno-ougrienne, s'est quant à elle offert une guerre civile entre rouges et blancs, tout à fait honorable, au lendemain de la Première Guerre mondiale et dans les remous de la révolution russe.
Si l'on remonte à la Réforme protestante, point d'origine de la marche à l'alphabétisation, nous trouverons des Suisses fébriles, agités par la passion religieuse, parfaitement capables de s'entre-tuer au nom de grands principes, de brûler des hérétiques et des sorcières, mais sur le point d'acquérir, par cette crise précoce, leurs légendaires qualités de propreté et de ponctualité, en attendant de fonder la Croix-Rouge et de donner des leçons de concorde civile au monde. Alors, abstenons-nous, par simple décence, de catégoriser l'islam comme différent par nature et de juger son « essence ».

Les événements du 11 septembre 2001 ont malheureusement abouti, entre autres, à une généralisation du concept de « conflit de civilisation ». Le plus souvent, dans notre monde si « tolérant », par une dénégation: le nombre invraisemblable d'intellectuels et d'hommes politiques qui ont affirmé, dans les jours, les semaines, les mois suivant l'attentat, qu'il ne saurait y avoir de « conflit de civilisation » entre islam et chrétienté prouve assez que cette notion primitive est dans la tête de tous. Les bons sentiments, qui font désormais partie de notre vulgate supérieure - l'idéologie des 20 % d'en haut -, ont interdit une mise en accusation directe de l'islam. Mais l'intégrisme islamique a été codé en langage usuel par la notion d'un « terrorisme » que beaucoup veulent voir universel. »
Après l'Empire, p. 56-57.

 
La grande menace démocratique
« L'examen de paramètres éducatifs et démographiques à l'échelle planétaire donne de la chair à l'hypothèse de Fukuyama sur l'existence d'un sens de histoire. L'alphabétisation et la maîtrise de la fécondité apparaissent bien aujourd'hui comme des universels humains. Or il est facile d'associer ces deux aspects du progrès à la montée d'un « individualisme » dont le point d'aboutissement ne peut être que l'affirmation de l'individu dans la sphère politique. L'une des premières définitions de la démocratie fut celle d'Aristote, qui, parfaitement moderne, associait la liberté (eleutheria) à l'égalité (isonomia) pour permettre à l'homme de « mener sa vie comme il veut ».

L'apprentissage de la lecture et de l'écriture fait effectivement accéder chacun à un niveau supérieur de conscience. La chute des indices de fécondité révèle la profondeur de cette mutation psychologique, qui atteint largement le domaine de la sexualité. Il n'est donc pas illogique d'observer, dans ce monde qui s'unifie par l'alphabétisation et l'équilibre démographique, une multiplication des régimes politiques tendant vers la démocratie libérale. On peut émettre l'hypothèse que des individus rendus conscients et égaux par l'alphabétisation ne peuvent être indéfiniment gouvernés de façon autoritaire; ou, ce qui revient au même, que le coût pratique d'un autoritarisme exercé sur des populations éveillées à un certain type de conscience rend économiquement non compétitive la société qui le subit.
En fait, on peut spéculer à l'infini sur les interactions entre éducation et démocratie. Cette association était parfaitement claire à des hommes comme Condorcet, qui avait plaçé le mouvement de l'éducation au cœur de son Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain. Il n'est pas trop difficile d'expliquer par ce facteur lourd la vision qu'avait Tocqueville d'une marche « providentielle » de la démocratie.

Cette représentation me parait beaucoup plus authentiquement « hégélienne » que celle de Fukuyama, qui patauge quelque peu dans l'économisme et l'obsession du progrès matériel. Elle me semble aussi plus réaliste, plus vraisemblable, en tant qu'explication de la multiplication des démocraties: en Europe de l'Est, dans l'ex-sphère soviétique, en Amérique latine, en Turquie, en Iran, en Indonésie, à Taïwan, en Corée. Car on ne peut guère expliquer la floraison de systèmes électoraux pluralistes par la prospérité croissante du monde.
L'ère de la globalisation correspond dans le domaine économique à une chute des taux de croissance, à un ralentissement de la hausse du niveau de vie des masses, parfois même à des baisses, et presque toujours à une montée des inégalités. On voit mal le pouvoir explicatif d'une séquence « économiste » : comment une incertitude matérielle croissante pourrait-elle mener à une chute des régimes dictatoriaux et à une stabilisation des procédures électorales? L'hypothèse éducative en revanche permet de saisir la marche de l'égalité sous le couvert de l'inégalité économique. »
Ibidem, p. 59-60.

 

 La famille arabo-musulmane
« - La structure de la famille arabo-musulmane permet d'expliquer certains aspects de l'islamisme radical, idéologie de transition parmi d'autres, mais que caractérise la combinaison unique de l'égalitarisme et d'une aspiration communautaire qui n'arrive pas à coaguler en étatisme. Ce type anthropologique spécifique couvre, au-delà du monde arabe, des pays comme l'Iran, le Pakistan, l'Afghanistan, l'Ouzbékistan, le Tadjikistan, le Kirghizistan et l'Azerbaïdjan, une partie de la Turquie.
Le statut très bas de la femme dans ce type familial n'en est que l'élément le plus évident. Il est proche du modèle russe par sa forme communautaire, qui associe le père à ses fils mariés, mais s'en distingue fortement par une préférence endogame pour le mariage entre cousins. Le mariage entre cousins germains, particulièrement entre les enfants de deux frères, induit un rapport d'autorité très spécifique, dans la famille comme dans l'idéologie. Le rapport père-fils n'est pas véritablement autoritaire. La coutume l'emporte sur le père et l'association horizontale entre frères est la relation fondamentale. Le système est très égalitaire, très communautaire mais ne favorise guère le respect de l'autorité en général et celle de l'État en particulier. »
Ibidem, p. 63-64.


L'incapacité militaire traditionnelle
« Une sorte de doute originel plane donc sur la réalité de la vocation militaire des Etats-Unis. Le déploiement spectaculaire de ressources économiques durant la Seconde Guerre mondiale ne peut faire oublier la modestie des performances de l'armée sur le terrain. Laissons de côté la question des bombardements lourds pratiqués par les Anglo-Saxons, et touchant massivement les civils: ils n'ont pas eu d'effets stratégiques appréciables et n'ont sans doute eu pour conséquence notable que le durcissement de la résistance de la population allemande dans son ensemble à l'offensive alliée.

La vérité stratégique de la Seconde Guerre mondiale est qu'elle a été gagnée, sur le front européen, par la Russie, dont les sacrifices humains, avant, pendant et après Stalingrad, ont permis de casser l'appareil militaire nazi. Le débarquement de Normandie, en juin 1944, n'est intervenu que tardivement, alors que les troupes russes avaient déjà atteint leur propre frontière occidentale en direction de l'Allemagne. On ne peut comprendre la confusion idéologique de l'après-guerre si l'on oublie que, dans l'esprit de beaucoup, à l'époque, c'était le communisme russe qui avait abattu le nazisme allemand et contribué le plus à la liberté de l'Europe.

A tous les stades, ainsi que l'a bien vu l'historien et expert militaire britannique Liddell Hart, le comportement des troupes américaines a été bureaucratique, lent, inefficace compte tenu de la disproportion des forces économiques et humaines en présence. Chaque fois que c'était possible, les opérations exigeant un certain esprit de sacrifice ont été confiées à des contingents alliés: polonais et français au mont Cassin en Italie, polonais pour boucler la poche de Falaise en Normandie. L'actuelle « manière » américaine en Afghanistan, qui consiste à engager et payer, opération par opération, des chefs de tribu, n'est donc que la version actuelle, et paroxystique, d'une méthode ancienne. Ici, l'Amérique n'est proche ni de Rome ni d'Athènes, mais de Carthage, louant les serviœs de mercenaires gaulois ou de frondeurs baléares. Avec les B-52 dans le rôle des éléphants mais personne dans celui d'Hannibal. »
Ibidem, p. 98-99.


L'inquiétude des Juifs américains
« Ce modèle permet de mieux comprendre la fébrilité de la communauté juive américaine, dont on s'attendrait à ce qu'elle soit simplement heureuse de son intégration réussie, émerveillée du comportement loyal de l'Amérique envers Israël. En fait, au contraire, cette communauté privilégiée vient de sombrer dans le culte inquiétant, pour ne pas dire névrotique, de l'Holocauste. Elle n'en finit pas de commémorer le massacre auquel elle a échappé. Elle dénonce sans cesse l'antisémitisme montant de la planète et éprouve pour tous les groupes de la diaspora, français notamment, des craintes que ceux-ci n'éprouvent nullement au même degré, malgré les attaques de synagogues du printemps 2002 dans les banlieues de l'Hexagone.
Les Juifs français d'origine ashkénaze, pour lesquels l'Holocauste a été une réalité familiale autrement plus concrète que pour les Juifs américains, semblent en vérité beaucoup plus tranquilles, beaucoup plus confiants en l'avenir, même si on les dénonce inlassablement, outre-Atlantique, comme des renégats sans conscience communautaire et comme les victimes futures d'une éternelle judéophobie française. La frayeur persistante des Juifs américains, au pays du prétendu « tout-puissant lobby juif », a quelque chose de paradoxal. L'hypothèse d'un reflux de l'universalisme américain permet de comprendre la persistance, outre-Atlantique, d'une véritable anxiété juive.

Résumons le modèle explicatif. La mentalité anglo-saxonne a deux caractéristiques pour ce qui concerne le rapport à l'autre: elle a besoin d'exclure pour inclure; la limite entre inclus et exclus n'est pas stable. Il y a des phases d'élargissement et des phases de rétrécissement.
L'inclusion des Juifs américains correspond à l'exclusion des Noirs et peut-être des Mexicains. Elle intervient dans une phase de recul de l'universalisme, de montée en puissance du différentialisme - dans les termes américains usuels, de réaffirmation du sentiment racial. Le moteur de l'évolution américaine n'est pas aujourd'hui la valeur d'égalité mais celle d'inégalité. Comment vivre dans la bonne conscience et avec un sentiment de sécurité un processus d'intégration aussi paradoxal? Comment ne pas ressentir une telle inclusion comme fragile, menacée, remplie de dangers virtuels?
Les Juifs américains projettent sur le monde extérieur une peur qui est en eux, parce qu'ils sentent confusément qu'ils sont beaucoup plus les jouets d'une dynamique différentialiste régressive de la société américaine que les bénéficiaires d'une générosité conquérante de type universaliste. »
Ibidem, p. 140-141.

 

Le micromilitarisme des Etats-Unis
« L'obstination des États-Unis à entretenir une tension en apparence inutile avec les résidus du passé que sont la Corée du Nord, Cuba et l'Irak présente toutes les apparences de l'irrationalité. Surtout si l'on ajoute l'hostilité à l'Iran, nation clairement engagée dans la voie d'une normalisation démocratique, et les provocations fréquentes envers la Chine. Une politique authentiquement impériale conduirait à la recherche d'une Pax americana, par l'établissement de relations de patiente condescendance avec des pays dont le statut est évidemment provisoire. Les régimes nord-coréen, cubain et irakien tomberaient sans intervention extérieure. L'Iran se transforme positivement sous nos yeux. Or il est parfaitement évident que l'agressivité américaine renforce les communismes absurdes, tout comme elle fige le régime irakien ou conforte la position des conservateurs antiaméricains en Iran. Dans le cas de la Chine, où le pouvoir communiste gère une transition autoritaire vers le capitalisme, l'hostilité américaine donne en pratique des armes au régime, le relégitime sans cesse en lui permettant de s'appuyer sur des sentiments nationalistes et xénophobes. Un nouveau théâtre s'est récemment ouvert à l'activité de pompier pyromane des États-Unis: le conflit entre l'Inde et le Pakistan. Largement responsables de la déstabilisation en cours du Pakistan et de la virulence locale de l'islamisme, les États-Unis ne s'en présentent pas moins comme médiateur indispensable.
Tout cela n'est pas bon pour le monde, énerve leurs alliés, mais a néanmoins un sens. Ces conflits qui présentent pour les États-Unis un risque militaire zéro leur permettent d'être « présents» partout dans le monde. Ils entretiennent l'illusion d'une planète instable, dangereuse, qui aurait besoin d'eux pour sa protection. »
Ibidem, p. 155-156.


Féminisme anglo-saxon et mépris du monde arabe
« L'Amérique, de plus en plus intolérante à la diversité du monde, identifie spontanément le monde arabe comme antagoniste. L'opposition est ici de type viscéral, primitif, anthropologique. Elle va bien au-delà de l'opposition religieuse utilisée par Huntington pour établir le monde musulman comme extérieur à la sphère occidentale. Pour l'anthropologue habitué à travailler sur les mœurs, les systèmes anglo-saxon et arabe sont en opposition absolue.

La famille américaine est nucléaire, individualiste et assure à la femme une position élevée. La famille arabe est étendue, patrilinéaire et place la femme dans une situation de dépendance maximale. Le mariage entre cousins est particulièrement tabou dans le monde anglo-saxon; préférentiel dans le monde arabe. L'Amérique, dont le féminisme est devenu, au cours des années, de plus en plus dogmatique, de plus en plus agressif, et dont la tolérance à la diversité effective du monde baisse sans cesse, était d'une certaine manière programmée pour entrer en conflit avec le monde arabe, ou plus généralement avec la partie du monde musulman dont les structures familiales ressemblent à celles du monde arabe, ce que l'on peut nommer le monde arabo-musulman. Une telle définition inclut le Pakistan, l'Iran, partiellement la Turquie mais non l'Indonésie et la Malaisie et les peuples islamisés de la façade africaine sur l'océan Indien où le statut de la femme est élevé.

Le heurt entre l'Amérique et le monde arabo-musulman présente donc l'allure désagréable d'un conflit anthropologique, d'un affrontement irrationnel entre des valeurs par définition indémontrables. Il y a quelque chose d'inquiétant à voir une telle dimension devenir un facteur structurant des relations internationales. Ce conflit culturel a pris depuis le 11 septembre un côté bouffon et à nouveau théâtral, du genre comédie de boulevard mondialisée.
D'un côté, l'Amérique, pays des femmes castratrices, dont le précédent président avait dû passer devant une commission pour prouver qu'il n'avait pas couché avec une stagiaire; de l'autre, Ben Laden, un terroriste polygame avec ses innombrables demi-frères et demi-sœurs. Nous sommes ici dans la caricature d'un monde qui disparaît. Le monde musulman n'a pas besoin des conseils de l'Amérique pour évoluer sur le plan des mœurs. »
Ibidem, p. 159-160.


La paix avec la Russie et le monde musulman
« Au contraire des États-Unis, l'Europe n'a pas de problèmes particuliers avec le monde extérieur. Elle est en interaction commerciale normale avec le reste de la planète, achetant les matières premières et l'énergie dont elle a besoin, payant ces importations avec les revenus tirés de ses exportations. Son intérêt stratégique à long terme est donc la paix. Or la politique extérieure des États-Unis est de plus en plus structurée par deux conflits principaux, avec deux adversaires qui sont les voisins immédiats de l'Europe.
L'un, la Russie, est l'obstacle fondamental à l'hégémonie américaine, mais elle est trop forte pour être abattue. L'autre, le monde musulman, est un adversaire de théâtre, servant à la mise en scène de la puissance militaire américaine. L'Europe ayant intérêt à la paix, particulièrement avec ses deux voisins principaux, ses objectifs stratégiques prioritaires sont désormais en opposition radicale avec les choix américains.

Dans la mesure où les pays du Golfe doivent vendre leur pétrole parce que leurs populations s'accroissent, l'Europe n'a à craindre aucun embargo. Elle ne peut en revanche accepter indéfiniment le désordre entretenu par les États-Unis et Israël dans le monde arabe. La réalité économique suggère que cette région du monde devrait passer dans une sphère de coopération centrée sur l'Europe et excluant assez largement les États-Unis. La Turquie et l'Iran l'ont parfaitement compris. Mais ne nous méprenons pas: il y a là tous les éléments d'un véritable antagonisme à moyen terme entre l'Europe et les États-Unis. »
Ibidem, p. 213-214.

 

 
« Aucun pays au XXème siècle n'a réussi à accroître sa puissance par la guerre, ou même par la seule augmentation de ses forces armées. La France, l'Allemagne, le Japon, la Russie ont immensément perdu à ce jeu.
Les États-Unis sont sortis vainqueurs du xxème siècle parce qu'ils avaient su, sur une très longue période, refuser de s'impliquer dans les conflits militaires de l'Ancien Monde. Suivons l'exemple de cette première Amérique, celle qui avait réussi. Osons devenir forts en refusant le militarisme et en acceptant de nous concentrer sur les problèmes économiques et sociaux internes de nos sociétés.
Laissons l'Amérique actuelle, si elle le désire, épuiser ce qui lui reste d'énergie dans sa « lutte contre le terrorisme », ersatz de lutte pour le maintien d'une hégémonie qui n'existe déjà plus. Si elle s'obstine à vouloir démontrer sa toute-puissance, elle n'aboutira qu'à révéler au monde son impuissance. »
Ibid., p. 232-233.

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T
<br /> <br /> Cela rejoint le livre d'Attali, une brève histoire de l'avenir,  (voir les articles de mon blog).<br /> <br /> <br /> <br />
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A
<br /> <br /> Disons qu'Attali s'en inspire... Mais Attali en "bon juif", sait qu'il énonce un histoire dont il attend que quelqu'un lève le doigt au fond de la classe pour la contre-dire.<br /> <br /> <br /> <br /> http://www.paris-philo.com/article-4662898.html<br /> <br /> <br /> <br /> A noter qu'Attali se trompait dans toutes ses prédictions dans les années 80. Il est passé d'u optimisme nomade à un pessismisme qui attend<br /> l'éclaicie.<br /> <br /> <br /> <br />