La Philosophie à Paris

322. Vers une autre positivité pour notre époque : la physique quantique.

14 Février 2013, 22:20pm

Publié par Anthony Le Cazals

La philosophie ne dénonce ou n’encense le « nihilisme moderne » qu’à la mesure de sa propre difficulté à saisir où transite la positivité actuelleBdMP_39. Telle est la question. Quelle est la positivité actuelle ? Peut-on donner une positivité de notre époque autre que la théorie des ensembles génériques que met tant en avant Badiou ? Il y aurait les ensembles constructibles de Gödel passés sous silence par Badiou. Mais plus largement y a-t-il un autre horizon que la loi du Même et peut-on sortir du repli transcendantal qui oblige la dialectique à s’appuyer sur une phénoménologie, à revenir au concept d’objet plutôt que tendre vers les intensités qui pour leur part déterminent d’autres idées. La positivité actuelle, nous pouvons la voir au regard de la Révolution quantique dans la physique atomique ou plus largement de la Révolution numérique à l’ère du silicium. Nous en attestons chaque fois que nous compulsons les données de notre ordinateur ou de notre téléphone portable. Ainsi la physique quantique née en Allemagne, au Danemark et en Angleterre a pour base l’analyse transcendantale de la théorie newtonienne des forces, appelée par Kant Critique de la raison pure. Celle-ci repose davantage sur la réciprocité de la matière et de la substance — principe de permanence — que sur la réciprocité du sujet et de l’objet qui forme l’essentiel du discours. Il est clair, reprenant ici les dires de Michel Bitbol, spécialiste de Kant et de la physique quantique, que le langage nous empêche de voir la dynamique de levée de la circularité entre condition et donnée  — sujet et objet si vous préférez. Dynamique qui est l’autonomie de la réalité par rapport au savoir — même si celui-ci s’y inclut. Pour tendre vers cette dynamique, il nous faut abandonner toutes les bonnes vieilles réciprocités, toutes les grandes distinctions et les « belles » symétries. Jusqu’ici la philosophie les a articulées au travers de systèmes de réciprocités et d’oppositions. Ces bonnes vieilles réciprocités sont de part et d’autre d’une ligne de crise. On trouvera par exemple les couples possible-réel, théorie-pratique, esprit-matière, âme-corps, pensée-étendue. Les grandes réciprocités sont aussi de part et d’autre d’une ligne de finitude 215a avec les couples moi-monde, sujet-objet. Il ne s’agit plus de « découper du poulet » mais d’avancer dans la nuance ou sinon le génie et l’invention ne naîtront qu’en réaction à cette capture métaphysique, en oubliant que le génie comme l’invention partent d’une dépersonnalisation 230. À trop vouloir purifier et politiser la science, en désignant ce qui est digne d’étude, on en oublie que le génie part d’une maladie ou d’un traumatisme. Et c’est la nuance qui permet d’activer une pensée partout présente et qui n’a plus rien à voir avec le mode réflexif, comme on a pu le voir en physique quantique. La nuance est indispensable pour comprendre la physique quantique. Par un retour réflexif, on peut tout de même dire que ceci est allé jusqu’à produire les technologies qui ont facilité la production et l’échange de ce texte 817.


Bohr, Feynman et Hawking sont les tenants de cette pensée. Tous les trois ont la même sérénité vis-à-vis de la mécanique quantique. Ceci peut paraître farfelu, mais on en vient ici à Nietzsche, à celui dont Deleuze disait qu’on ne le comprenait pas mais qu’il était porteur d’une force propre à former une pensée de l’avenir : vers une formation de l’avenir DzN. Nietzsche dès ses premiers écrits, dans sa critique de l’idéal du savant, anticipa la posture dans laquelle se trouveraient les physiciens quantiques ; posture qui permet de comprendre cet énoncé : « il n’a pas de matière » 431. Cette assertion, à la première lecture, peut paraître folle si l’on ne comprend la matière que comme un crible inerte posé sur la réalité. Ce n’est qu’il pas dans un retrait par rapport à la prétendue « crise » de la philosophie — et des sciences — qu’il faut se placer, mais bien avant, pour répondre à l’effet de capture de Husserl et des dialecticiens. Et c’est peut-être bien en mettant en place une analogie, dispositif entre celui décrit par Badiou Humanité-Inhumanité-Surhumanité et celui du Taquin comme le jeu où il faut déplacer des carrés pour reconstituer l’image. Le dispositif du Taquin — nom donné à posteriori pour vulgariser la chose, voir figure 4 — se résume ainsi : bande de valence de la physique classique, bande d’énergie interdite (impossibilité). L’opération quantique de base consistant à exciter un atome de la bande de valence avec un photon de telle sorte que l’électron entre, en état quantique, dans la bande de conduction, au-delà de la bande d’énergie interdite où la connaissance classique bute. Le philosophe dogmatique dira que l’intelligibilité des axiomes (hypothèses) n’est plus possible au-delà de ce « vide d’être ». Ce que l’on peut dire, par ailleurs, c’est qu’un destin intense de la philosophie semble écarté au profit de l’infini mathématique (le transfini ou grand cardinal) et de la théorie des ensembles, ensembles considérés non pas comme hétérogènes et intensifs mais comme homogènes. C’est avec joie qu’il faut accueillir que le  destin de toute situation soit l’infinie multiplicité des ensembles, qu’aucune profondeur ne puisse jamais s’y établir, que l’homogénéité du multiple l’emporte ontologiquement sur le jeu des intensités BdOT_22. Une piste s’offre à nous si on demeure indifférent aux questions de l’un et du multiple, du Même et de l’Autre, qui grèveraient nos spéculations. En physique quantique, il y a des intensités (impulsions) qui ne rentrent ni dans la catégorie qualité ni dans celle de la quantité, problème de la non-correspondance des variables (« intelligibilité ») et qui ne font appel à aucune profondeur mais à un changement d’échelle. Pour en revenir à la philosophie, en posant l’être comme vide et, en accolant le signifiant au sens univoque, la réflexion transcendantale ne peut aller au-delà du gap — anglicisme pour le seuil quantique, la bande d’énergie interdite 323 — que pose la physique quantique. Deleuze, au-delà de la neutralité de l’être, percevait l’instance sélective d’un extra-être, à savoir le dispositif de l’éternel retour, qu’il rabattait au début de son œuvre en une disjonction entre deux séries réciproques, tout en posant l’existence d’un monde sans autrui, d’une création qui tiendrait bon au-delà de l’air raréfié, d’un monde qui dépasserait l’impossibilité DzLS. L’éternel retour est peut-être plus qu’une instance univoque, entendons propre à l’Univocité de l’Etre, il est l’instance qui sélectionne les forces ou les énergies — et les casse en deux, pour rejoindre le questionnement d’Alain Badiou. On peut employer une image grossière, celle des diodes électroluminescentes qui peuplent petit à petit tous nos appareils : les diodes ne laissent passer le courant que si l’on y adjoint une certaine quantité d’énergie, comme une bille qui saute de crevasse en crevasse si on la lance avec suffisamment de force. Se réfugier dans les vérités pour fuir le sensible, ce mixte de puissance et d’opinions BdAM_110, sans voir que l’on peut dissocier les affects qui forcent à penser des opinions qui se mettent au travers de la pensée. Trouver la nuance dans ce mixte, la fêlure qui s’y joue comme objet le plus haut de la pensée DzID_128. Le point de butée est bien là : soit on se replie sur un objet donné par le champ transcendantal, soit on active une pensée capable d’aller au-delà du point de butée. Si la philosophie ne veut pas encore produire son propre confinement ésotérique, creuser son propre tombeau qui serait aussi celui des processus de création. Ce n’est plus traiter comme existant en acte (actuel) ce qui n’existe qu’en puissance (virtuel) mais court-circuiter l’un par l’autre, produire de l’effort et à travers lui de la singularité. C’est ainsi qu’on solutionne le problème de la sphère de création. Il s’agit d’accélérer et d’activer la pensée en éliminant les vides, les ailleurs, les nostalgies implicites, qui grèvent cette même pensée et ralentissent ainsi sa procession, sa bonne marche, son retard vis-à-vis des problèmes de la vie.


Les scientifiques ont peut-être raison de se targuer que la seule révolution qui ait marché au vingtième siècle n’est ni bolchevique ni surréaliste et ni complètement psychanalytique : cette révolution est simplement quantique. Il ne s’agit pas là de faire une apologie de la technique ou du progrès, mais de faire qu’un certain dispositif d’affection se répande, qu’une autre manière d’envisager la réalité nous soit offerte : cette nouvelle appréhension se fait par les signes qui nous affectent. Les physiciens quantiques, plus encore que les mathématiciens de la théorie des ensembles, ont été les premiers à mettre en place un dispositif effectif de pensée collective qui leur permette de prendre des risques au-delà de la méthode transcendantale qu’ils ont fait muter — voir le rapport que Bohr entretenait avec Helmholtz BohPA_422-442. La philosophie, la plus dialectique et la plus abstraite, a tant de mal à faire cela, trop empêtrée dans ses contradictions. C’est spécifiquement pour faire un pied de nez à la dialectique qu’il faut insister sur la plus petite contradiction et non la contradiction majeure, en poussant plus loin la nuance, toujours plus affinée vers quelques pointes de pensée (fulgurances) 914. On est avec la réalité quantique dans l’ordre du devenir imperceptible. Deleuze et Guattari ont sans doute été les premiers à mettre en place auto-affection et bifurcation loin des questions de l’être et à créer l’effervescence nécessaire pour franchir un cap de pensée, celui que percevait Nietzsche 532/911-921. Il ne s’agit pas de soustraire la pensée à la société en la fondant une énième fois mais de créer une société affective de la pensée. L’apport de Niels Bohr et des ses colistiers, est celui-ci : on ne peut plus parler de matière, de corps matériels qui structureraient la réalité. Plus précisément les lois newtoniennes, qui reposent sur la stabilité de la matière, ne s’appliquent pas en-deçà de l’échelle atomique pour la simple et bonne raison que ce qui gravite en cercle, rayonne et émet de l’énergie. La fausse représentation qu’on se fait de la structure atomique est de croire que l’électron gravite sur des orbites circulaires autour du noyau de l’atome. Si tel était le cas, la distance entre l’électron qui tourne autour du noyau de l’atome tendrait à s’annuler puisque en toute logique l’électron en rayonnant, perdrait de l’énergie. Alors l’atome disparaîtrait, et la matière « s’effondrerait ». Mais il n’en est rien  Il faut donc inventer une nouvelle théorie atomique : la théorie quantique, basée davantage sur des relations (forces) et des dispositions (potentialités) que sur les prétendues propriétés de la matière, qui pour le coup nous échapperont toujours. Ce que l’on nommait propriété n’existe que si l’on veut en rester à une vision habituelle et routinière du monde où tout serait inerte et sans grand intérêt. Les propriétés, qu’elles soient de la matière ou de la substance, l’une étant la réciproque de l’autre BohPA_435, n’existent pas. Même la masse se trouve être le résultat d’une mesure c’est-à-dire de l’interaction d’un appareil et d’un « objet ». Ceci est une interaction forte, à l’échelle subatomique ou quantique, les interactions faibles font que même l’observateur interagit et ne peut se soustraire à l’expérience, au monde qui s’opère autour de l’appareil de mesure, et pas seulement si l’on sort de l’expérience scientifique et que l’on s’intéresse aux électrons qui codent nos données informatiques.

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