La Philosophie à Paris

325. Les signes avant-coureurs d’un changement d’appréhension.

14 Février 2013, 22:37pm

Publié par Anthony Le Cazals

Une nouvelle conception de la science implique un nouveau langage. Une fois passé ce qui se veut une introduction la plus claire possible à la physique quantique, nous allons rentrer dans des considérations plus techniques qui montrent les impasses et les pièges dans lesquels sont tombés les formalismes quantiques peu éloignés des conceptions de Kant et Wittgenstein. Toutefois remarquons que pour Wittgenstein ce qui est important n’est ni vrai ni faux et se maintient dans l’incertitude bref dans l’indétermination. Pour des questions de désintrication de ce qui est un mélange obscur, nous sommes obligés d’employer les concepts d’hétéronomie, d’autonomie et d’homonomie 334. L’hétéronomie est ici l’ontologie traditionnelle de corps matériels BitMQ_374 ; l’homonomie, l’idéal ascétique de se poser dans l’absolu cf. BitMQ_372-373 ; l’autonomie quant à elle se retrouve d’une part dans la capacité prédictive BitMQ_35 du physicien, issue de l’astronomie, et d’autre part dans l’aptitude à la détection BitMQ_50 des particules en état quantique, bref dans la relation qui se noue entre les deux, indépendamment des lois communément admises. Ces lois ne sont que de simples relations récurrentes dont le modèle n’est que la réponse à une mise en équation de celles-ci. Ce dossier peut sembler un obscur rapprochement pour la simple raison qu’il confronte et rend complémentaires la réalité quantique et son principe d’incertitude avec la réalité autonome et sa doctrine de l’éternel retour : tous les deux ouvrent sur le fini-illimité DzF_140 ou le fini sans bord comme Hawking qualifie l’espace-temps HawHT_150/177-178. Ce qui veut dire qu’il faut soit avoir compris la réalité des comportements quantiques, soit avoir compris la pensée de la capacité autonome que nous exposons dans cette livrée. Ayant compris l’une, vous êtes en capacité de comprendre l’autre. Il s’agit de changer de vision du monde, de changer d’opinions (doxai), bref d’habitudes. Ces opinions ou affections sont le premier genre de connaissance chez Spinoza. Elles se constituent en habitudes avec lesquelles il faut savoir régulièrement rompre. La pratique prédictive et les anticipations de la physique restent prisonnières du formalisme élaboré par Heisenberg et Schrödinger : le formalisme mathématique appartient au deuxième genre de connaissance chez Spinoza. La mathématisation de la physique a aussi ses inconvénients, il s’agit par exemple des infinis qui grèvent le calcul. Ce qu’on appelle la renormalisation, le fait d’ôter tous les infinis HawHT_202, avait été évité par Richard Feynman et ses diagrammes qui n’ont pas recours aux équations. Ces diagrammes ont été longtemps passés sous silence. Notons que la renormalisation… a un sérieux inconvénient du point de vue de la recherche d’une théorie complète, parce que cela signifie que les valeurs réelles des masses et les intensités des forces ne peuvent être prédites par la théorie, mais doivent être choisies de manière à coller aux observations HawHT_201. Les diagrammes ou « intégrales de chemin » de Feynman HawHT_174+/176+ BitMQ_315+, BitPP_344-345   sont une autre manière longtemps sous-estimée de formaliser la mécanique quantique. Les « intégrales de chemin » ont eu une profonde influence sur les travaux d’Hawking, comme il le dit lui-même HawHT_148+.


La raison de notre propos est ici de sortir les théoriciens quantiques « français » de l’imbroglio. Pourtant certains comme Michel Bitbol parlent de signes avant-coureurs d’un changement d’« ontologie » BitMQ_374. Nous mettons ontologie entre guillemets pour des raisons précises de  conversion du langage 716. Parler d’ontologie, c’est rester prisonnier d’un langage dominant qui pose l’être, et considère la réalité quantique comme une exception propre à l’hétéronomie ou comme un absolu propre à l’homonomie et non comme une autonomie. L’ontologie fait en dernier lieu référence au genre homologue de l’être. C’est-à-dire que l’être désigne avant tout des identités, des prédicats et l’ensemble désigné sous le terme d’être serait réel. On reste sur un mode descriptif ou explicatif comme c’est le cas quand une théorie ordonne des prédicats. On reste surtout prisonnier d’une abstraction parce que notre langage lui-même en reste à la description ou à la désignation (être) et parce que l’on ne s’implique pas. Quine le confirme : ce qui prive de sens les questions d’ontologie quand on les pose dans l’absolu (homonomie) ce n’est pas l’universalité, c’est la circularité BitMQ_369. Cette circularité marque la limite de la loi du multiple au-delà de laquelle on pose en philosophie le « vide de l’être » ou en physique quantique le gap — trou ou bande d’énergie interdite que l’on enjambe par le saut quantique 323. Cette confusion, ce manque de discernement entre les régimes de l’hétéronomie, de l’homonomie et de l’autonomie a une conséquence précise, celle de donner toute confiance au problème de la mesure et de ladite « objectivité » plutôt que de laisser libre cours à une pensée de la réalité affective, celle tout en nuance du « Dehors » ou du « Surpli ». Ainsi le discernement est reporté dans la mesure (expérience) et non dans la capacité d’expérimentation d’une pensée qui, parce qu’elle porte sur les dimensions de combat et de transmutation, dérange ce qui est notable et établi. Le congrès de Solvay en octobre 1927 BohPA_210+ BitPP_37+ marque l’avènement de la réalité quantique par rapport à la physique classique et la physique relativiste. La physique quantique n’aurait pas tenu face aux coups de boutoir amicaux d’Einstein et si on avait eu recours à la seule mesure. Ceci nous met en rapport avec la distinction entre observation et mesure. Au fond les théoriciens quantiques le savent bien, le problème de la mesure ne se résout qu’en se dissolvant. Certainement y a-t-il deux pendants à l’observation : d’un côté l’expérience de la mesure qui met face à des incongruités pratiques quant aux buts souhaités — sont-ils les bons ? — et de l’autre la capacité d’expérimentation. Plus largement se pose ici la question de savoir si la science est descriptive et prédictive BitPP_35 (c’est-à-dire hétéronome) ou expérimentale BitPP_342 (autonome), la réponse étant sans doute les deux à la fois, mais on ne peut et doit réduire la science à des systèmes de description ou d’expérience paramétrée, ou alors il en serait fini de son indépendance HawHT_224. La logique de la certitude nous fournit le domaine du possible BitMQ_35 mais en aucune manière ne mène à celle de la capacité. La résignation de la part des théoriciens quantiques face à leurs propres capacités ne leur permet pas de résister avec force tant aux théories réalistes BitPP_36 qu’aux théories à variable cachée. Les cadres de pensée de la science et de la philosophie participent de la même conception du « monde ». Ces cadres évoluent les uns avec les autres en tant qu’ils retranscrivent une certaine représentation symbolique (ou idole 718), où l’on parlait de substance ou de Dieu tout en envisageant l’éther et le sujet connaissant.


Encore une fois, il faut bien nuancer nos propos, il ne s’agit pas de dire que la mesure ou la représentation du monde par la science sont inutiles mais que la science est conditionnée trop souvent par le rituel de la représentation qui provient d’un régime hétéronome comme le remarquent Tolstoï dans Ma religion TolMR ou Dostoïevski dans les possédés DosLP — les deux livres à la base de l’Antéchrist de Nietzsche NzA. Ce régime de représentation relève aussi bien de la pensée que de la politique. C’est aussi pour cela que la réalité quantique peut faire peur et pousser à un certain conservatisme kantien qui souhaite conserver ses habitudes et sa tranquillité. Apathie et ataraxie quand vous nous tenez ! Nous sommes passés en un siècle de la représentation de l’expérience classique à l’expérimentation d’intensités plus inhabituelles et moins enserrées dans une vision du quotidien. Notre intérêt porte davantage sur une conception somme toute éclatée et articulée du monde : parler de différents régimes comme l’homonomie, l’hétéronomie et l’autonomie n’est que la suite logique du principe dit d’« incertitude » et de sa prise en compte. Nous n’allons tout de même pas tomber dans un solipsisme parce que les « lois » formelles classiques sont inadaptées à la réalité ou plutôt parce que celles-ci ont un domaine de validité (échelle) très restreint et non universel. Les « lois » dans leur dimension quantique reste inintelligible au physicien kantien : il y voit des paradoxes parce qu’il souhaite tout décrire en termes de quantité et de qualité, de vitesse et positionnement.


S’en tenir à la description des expériences et en outre s’en faire gloire, c’est ce qui caractérise le positivisme. Max Planck,positivisme et monde extérieur.


Les questions posées BitPP_338 par le problème de la mesure ne se résolvent qu’à mesure que ce problème se dissout. On peut parler à l’instar de Michel Bitbol de (dis)solution _339 de faux problème. Par exemple poser le problème de la vie est un faux-problème, pour la connaître il faut avant tout s’immerger dans la réalité non en restant derrière un œilleton. C’était la phrase de Wittgenstein : la solution du problème de la vie, on la perçoit à la disparition de ce problème _329. Il faut vivre de telle manière qu’il ne se pose pas c’est-à-dire de manière libre et autonome. Décrire et prédire (c’est-à-dire connaître) réclament une aptitude de coordination et d’anticipation moins grande que expérimenter et transfigurer (c’est-à-dire comprendre). Wittgenstein faisant bien la distinction entre l’explication et la simple description BitMQ_18 au travers de la question de la mesure, la description est bel et bien ramenée à une représentation qui n’est qu’une explication, une interprétation dite du « monde ». Décrire et expliquer en vue de prédire suffisent dans un monde fait d’hétéronomie (hiérarchisation des faits en lois qui définissent des corps matériels), mais l’irréductibilité quantique nous invite à sortir du champ des possibles irréalisables pour celui des capacités. On pourrait se demander ce qu’est le fait d’observer. Il faudrait s’entendre sur ce terme, sur l’importante question des observables qui a permis de mettre de côté, comme de bon sens, tout ce qui était inobservable, bref métaphysique. Observer est-il seulement constater ? Observer est-il aussi mesurer ou expliquer ? Percevoir n’est pas voir, et comme nous y invite Michel Bitbol au début de l’un de ses livres, il faut sortir des schémas visuels. Pas plus que l’intuition ne peut se réduire à une vision actuelle, pas plus, une appréhension visuelle ne peut être intuitiveBitMQ_379. Il est un but que la science s’assigne à elle-même : fournir une théorie unique qui décrive l’Univers dans son ensemble HawHT_29. Ce n’est guère la science qui par « elle-même » cherche à se réduire à une entreprise d’unification de toutes les théories en une seule, ce sont les idéalistes qui cherchent à tout ramener à des opérations qu’ils n’auraient plus qu’à énoncer. En agitant l’étendard des sceptiques, on peut dire il n’y a ni Univers — auquel cas il y aurait un créateur —, ni réussite dans l’unification de théories disparates. À chacun d’expérimenter qu’entre l’ordre et le chaos il existe un tiers à la richesse insoupçonnée. Tout processus d’unification est vain, dans le sens ou ce sera une nouvelle théorie qui prendra le pas, comme Galilée a fait sa révolution, comme Newton la sienne et comme Einstein la sienne. N’oublions pas de rappeler cette phrase de Bohr : les études du physicien se bornent à la recherche des propriétés de la matière inanimée BohPA_149. Il faut bien comprendre qu’une théorie unifiée portant sur l’« Univers » devrait aussi comprendre cette anomalie qu’est la vie et qui a surgi à un moment donné de la « matière » inerte. Ceci permet de suggérer simplement que les premiers organismes vivants, que sont les bactéries et les mitochondries, ont pris naissance dans des conditions d’oppressions fortes, de hautes pressions et de  hautes températures.


Leur autonomie vis-à-vis de la matière inerte s’est faite loin de toute observation, mais nous le constatons aujourd’hui, comme si cela devait avoir l’évidence d’une symétrie. On peut tenter de comprendre dans quelle mesure encore, la réalité quantique possède une autonomie vis-à-vis des « lois » de la physique classique qui sont celles de notre représentation ordinaire. La physique se déploie à une autre échelle : celle d’une expérimentation qui transfigure la réalité simplement en nous la faisant percevoir autrement et en l’investissant différemment. C’est là le grand dam du théoricien quantique kantien trop proche des équations dont les variables sont de positionnement et de vitesse qui marquent une physique des corps visibles plutôt que des relations d’énergie et d’impulsions. Mais clairement depuis les théories électromagnétiques de Maxwell (1873) notre réalité est faite de champs dynamiques. C’est un pléonasme que de dire cela. La théorie électromagnétique représente, par l’émergence du concept de champ, une évolution essentielle de la tradition dynamique. L’un des buts de Maxwell était de faire une théorie qui ne fasse aucun usage d’hypothèses sur la microstructure de la matière BohPA_330. Un champ, en physique moderne, ce n’est donc pas un endroit où l’on fait paître son bétail et où on le fait garder par un pasteur. Un champ n’est pas clos, c’est un « objet dynamique », un ensemble en mouvement avant même de connaître le repos. C’est principalement ce qui distingue la physique quantique et l’astrophysique de la physique aristotélicienne, ou de la concurrence que voulait lui faire Husserl en inventant la phénoménologie. Immense gabegie pour ce dernier, vouloir contre l’expérimentation imposer une réduction du monde dans des expériences répétitives, induire des concepts statiques plutôt qu’à « géométrie variable ». Ces concepts tiennent de la métaphysique comme ordre immuable qui soutient la physique. Aristote comme Husserl, par lassitude, par manque d’audace posaient le repos et la passivité comme premiers, comme étant l’état naturel. Ce sont des vues réduites à un monde hétéronome où une hiérarchie impose le repos sur le mouvement. Ce n’est pas une part supplémentaire de maîtrise qui permettrait de dépasser l’attrait pour la passivité mais davantage d’autonomie. Les lois ne sont qu’un crible posé sur « la réalité » qui nous permet de mieux nous y orienter. C’est pourquoi, il vaut mieux parler de dispositions et d’impulsions qui en grec se disent orgaï 327que parler de propriétés de la matière, en termes de quantité et de qualité.


On n’a pas seulement affaire à une émancipation BitMQ_22 de la description vis-à-vis des mœurs habituelles pour adopter la seule structure légale, plus généralement on peut observer les apports des nouvelles technologies dans lesquelles le monde occidental baigne. Le présent essai a été rendu possible, tant dans la mise en œuvre que dans les sujets de réflexion, par la micro-informatique, bref par les technologies issues de la physique quantique : preuve d’un cercle vertueux d’une sérénité non-maîtrisée ! La science n’est plus seulement la description du monde, il faut en avoir une conception élargie qui montrerait combien elle a transformé, en bien comme en mal, mais de manière indiscutable la réalité que nous traversons. Toutes les théories autour de la réalité quantique ont conduit à faire proliférer des objectivations, plutôt qu’à en abolir le nombre. Cette prolifération provient d’une vision inadéquate de la réalité plus que d’une perception adéquate et intuitive de celle-ci. Pour la physique quantique le problème (ou exigence posée) n’est ni celui de l’objectivité (hétéronomie), ni celui de la subjectivité ou esprit (homonomie)mais celui de la performativité ou capacités d’expérimentation BitPP_342 (autonomie) : au rêve de la complétude formelle s’est tacitement substituée la réalité d’une complétion performative BitPP_337. Les théories classiques sont des idéalisations (homonomies) qui ne peuvent être appliquées sans ambiguïté que dans la mesure où toutes les actions mises en jeu sont grandes par rapport au quantum minimal d’action ou d’énergie découvert par Planck en 1900, de l’ordre de 6.10-34 joules-seconde BohPA_196. Cette nouvelle conception de la science touche aussi la théorie de la Relativité. La Théorie de la Relativité Générale d’Einstein est classique en ce qu’elle ne tient pas compte du principe d’incertitude HawHT_88/201 qui laisse la place, non au hasard, mais à un dispositif sélectif qu’on peut comme Nietzsche appeler l’éternel retour : une fois encore l’éternel retour et son pendant scientifique qu’est le principe d’incertitude ouvrent au fini-illimité 331 ou fini sans bord HawHT. On peut penser comme le suggère Hawking, que la Théorie de la Relativité Générale classique, en prédisant des points de densité infinie, prédit sa propre perte HawHT_88.


Toute la science classique est une science qui possède des absolus. Ce sont l’espace absolu, le temps absolu, la température absolue — avec un zéro absolu, une vitesse absolue celle de la lumière en l’occurrence. Pourtant la théorie de la gravitation de Newton s’est débarrassée de la notion de repos absolu HawHT_41, la théorie de la Relativité a mis un terme à l’idée d’un temps absolu HawHT_44. Quant à la température absolue, on peut penser aux condensats de Bose-Einstein qui se rencontrent à des températures en deçà du zéro absolu. Le prétendu zéro absolu n’est qu’un seuil de température qui se rencontre pour une pression donnée. On peut donc en déduire que cette chute en série des absolus ne se limite pas là. Niels Bohr disait même que l’usage adéquat des notions mêmes d’espace et de temps absolus est intrinsèquement lié à la propagation pratiquement instantanée de la lumière, qui nous permet de localiser les corps autour de nous indépendamment de leur vitesse, et d’ordonner les événements en une succession temporelle univoque BohrPA_252. La vitesse dite absolue n’est que la vitesse finie de la lumière HawHT_40, ce qui laisse présager des vitesses tout aussi finies mais nettement plus grandes et qui ne sont pas de l’ordre du visible, c’est-à-dire d’une représentation hétéronome — comme tout cet ouvrage cherche à le démontrer par ailleurs. Ces vitesses peuvent être des interactions de toute sorte, parmi lesquelles la vitesse des photons ou quanta de lumière. Ceci peut être dérangeant pour les calculs des scientifiques mais n’interfère en rien sur notre manière plus ou moins finie d’exister. On peut toutefois s’en saisir et se dire qu’il y a différentes manières finies d’exister sans limite ni absolues. On appelle cela le fini-illimité ou éternel retour qui autorise des autonomies dans les lois hiérarchiques et explique que les lois communes sont incapables d’expliquer certaines singularités au-delà d’un certain seuil. Il y a brisure spontanée de l’idée qu’une seule loi vaut pour tous : passé un cap, il y a abandon de toute « symétrie » en physique quantique 324. Quelque part c’est une chance pour nous que cette spécificité de la physique quantique qui oblige à un effort nouveau de compréhension qui va bien au-delà de la science, mais conditionne aussi la manière d’envisager la réalité et donc la manière de faire de la politique, de tisser des relations comme le permet par exemple le réseau internet 817. Cela permet surtout de générer de l’activité inouïe à partir de la dépense d’énergie accumulée depuis trois millénaires. Pensons à ce moment-là, pour ne pas déborder du domaine de la science, à Richard Feynman qui par ses diagrammes dépasse les impasses de la mesure et de la « renormalisation » HawHT_202. Cette renormalisation est la nécessité de supprimer les infinis et les divisions par zéro dans des équations ayant un trop grand nombre de variables. C’est surtout que les diagrammes et les intégrales de chemin offrent une plus grande commodité pour décrire que pour représenter. Les physiciens, qui se voient encore comme des représentants de la communauté scientifique, n’en ont pas fini avec le crible tronqué de la représentation classique. Les physiciens quantiques, germanophones pour la plupart, n’ont eu comme références philosophiques que Kant et le premier Wittgenstein HawHT_220. Bohr a su dépasser la pensée transcendantale de Kant tandis que Feynman et Hawking, pour ne retenir que les « positivistes » enclin à la non-reproduction, ne l’avaient même pas étudié du fait de leur culture non-germanique. Un théoricien quantique ne s’occupe que des fonctions d’onde qui évoluent selon l’équation de Schrödinger plutôt que des particules qui sont observables sans avoir à être décrites par ces mêmes fonctions d’onde. C’est tout l’inverse du fameux enthousiasme de Deleuze pour la course aux particules introuvables  435 DzD_81-82 ou pour les potentialités du silicium DzMP_349/DzF_140/DzQP_85. C’est la différence entre une science et une pensée toutes deux classiques, faites de représentations (abstractions homonomes 334b) dont découle la hiérarchie d’un sens divin et une science qui pose l’autonomie de la lumière par rapport à cette pensée classique. N’est-ce pas vain une fois de plus, que d’essayer de traduire dans les termes d’un langage (représentatif et hiérarchique) ce qui se tient au-delà des limites de ce langage ? Et les derniers aphorismes du Tractatus de Wittgenstein ne suffisent-ils pas à nous mettre en garde contre la faillite programmée des entreprises de cet ordre ? BitMQ_51. Pourtant au-delà du langage dominant et désincarné, il existe un langage plus impulsif et intime. C’est encore la différence, chez les stoïciens entre logos prophoricos et logos endiathetos. C’est entre les deux qu’on pourrait situer la prétendue « limite du langage » de Wittgenstein, qui passe entre la langue majeure de la représentation classique, avec sa signifiance, et la langue mineure des impulsions « quantiques » et des intensités. Si l’on ne prend pas en compte cette distinction, on tombe dans une « vanité » et un « nihilisme », propres au langage hétéronome 334a conditionné par l’attitude homonome 334b. C’est ainsi seulement qu’on comprend : le langage ordinaire (hétéronome) n’est pas le dernier mot, mais il faut nous souvenir que c’est le premier mot BitMQ_50. D’où la refonte des concepts à laquelle en appelait Bohr, nécessité que concédait Schrödinger. Il y a un travail à faire sur le langage afin de forger des concepts à géométrie variable qui épousent si bien les capacités de l’expérimentation que tout contraste entre le théoriquement conçu et le pratique connaissable s’efface BitPP_341 cf. Lettre de Schrödinger à N. Bohr du 5 mai 1928.


La science se conçoit désormais en termes de relations réciproques entre situations complémentaires et tentatives de s’affranchir secondairement de leur effet de partialité par des procédés sans cesse améliorés de coordination et d’anticipation BitPP_342. Cette nouvelle appréhension n’est que la connexion  presque automatique entre une révolution scientifique et une révolution ontologique BitMQ_371. Une fois encore, faisons attention avec le terme ontologique porteur de confusion : il contient une confusion entre homonomie et hétéronomie. Pour être précis, le terme même d’ontologie porte cette vision des choses, que tout tournerait autour d’une entité statique englobant « l’être » ou disséminée dans « les êtres ». Au terme ontologie nous préférons l’acception non-métaphysique de système des visées référentielles BitMQ_371 qui ne renvoie pas à l’abstraction métaphysique (homonomie). L’ontologie des corps matériels BitMQ_374+ se comprend alors comme une nécessité hétéronome qui participe de la représentation classique. Mais elle ne rend pas compte de la réalité quantique. Cette réalité nécessite une appréhension différente car elle ne peut pas se représenter sans être dénaturée. Or c’est précisément cette manière d’envisager la réalité, qu’elle soit entendement réformé ou appréhension du monde par affects, qui est en train de se modifier. Notre manière assez radicale d’envisager la réalité vaut non seulement dans le secteur de la mécanique quantique BitMQ_375, mais dans bien d’autres domaines : changer de paradigme scientifique c’est aussi changer de monde BitMQ_365 et l’image qu’on s’en fait. Il ne s’agit pas de changer d’ontologie ou de structure mais plus radicalement d’abandonner toute ontologie philosophique (homonomie) ainsi que l’ontologie des corps matériels (hétéronomie) puisqu’elles rendent confus précisément ce que peut-être le saut quantique, le basculement de compréhension de l’autonomie ou de la singularité quantique. L’homonomie est ici l’abstraction et le langage dominateur construit autour d’un hypothétique « être » et l’hétéronomie, le langage courant fait de représentations statiques qui renvoient à ce qui est et ne dépasse pas les faits. Ce mélange au fond dissuade de comprendre la réalité quantique dans toute sa nouveauté. On en reste à l’efficacité du langage de choses, à la course au profit. Le fait de l’efficacité du langage de choses, souligne Carnap, ne constitue en rien la preuve de l’existence du monde des choses, mais seulement l’indication qu’il est opportun d’accepter le langage des courants dans lequel il y est fait référence, comme grille organisatrice de ce qui arrive et comme outil de communication BitMQ_367. Grille organisatrice et communication ne sont que des éléments de l’hétéronomie, de la hiérarchie des faits ou des représentations. Ils ne renvoient qu’à la domination d’un ordre fixiste ou classique qui souhaite se perpétuer. Mais la réalité quantique fait irruption dans tout cela et exprime une nouvelle impulsion où il faut, d’un point de vue hétéronome, tenir compte non des faits mais des forces et des affects qui agissent. Encore une fois Niel Bohr avec son opérationnalisme a su se tenir loin du formalisme d’esprit platonicien, en une certaine autonomie vis-à-vis d’Einstein et ainsi dépasse la pensée de son maître-philosophe Kant. Il a rejoint ce que l’on appelle la pensée du Dehors ou du Surpli 900 propre au fini-illimité ou au fini sans bord 331.


Ce que nous disons c’est que la pensée transcendantale se trouve confrontée à des impasses, à des seuils de pensée qui réclament un saut « quantique » ou autonome. Il s’agit d’une audace, d’une prise de risque. Einstein, pour sa part, a bien été obligé avec les ondes-corpuscules de transgresser le principe de non-contradiction qui tient tout entier dans une hétéronomie. Cela aujourd’hui nous fait sourire. Nous sommes passés en un siècle d’une physique de représentation des possibilités — souvenons-nous du discours de Lord Kelvin — à une physique d’expérimentation des capacités. Bref nous basculons d’un monde compliqué où les savants font des expériences closes, vers une réalité complexe où les scientifiques quantiques font des expérimentations sur des événements complémentaires. La microphysique est un monde d’intensions (impulsions et énergies autonomes), où les objets individuels et les noms (hétéronomes) sont des notions qui ne sont pas naturelles BitMQ_375. Ces notions propres à la désignation par une ontologie sont inadéquates face aux comportements quantiques et leurs potentialités. On est passé d’un monde de propriétés à un monde de dispositions, ce qui a des incidences bien plus larges que les limites de la science. Ce monde, pour grossir les traits, n’est plus celui des hommes supérieurs mais celui des créateurs, qui viennent prendre le relais. Pour reprendre des anecdotes de Niels Bohr, on est passé d’un monde où les Danois et les Suédois s’usaient en des guerre de rivaux BohPA_194 — antinomies, conflits et concurrences propres à un monde d’hétéronomie — à un monde où les savants danois et suédois interagissent sur le milieu étudié et quelque part l’expérimentent en le transfigurant, dans ce cas précis les ethnologues et les physiciens BohPA_192.


Ce n’est qu’en posant que tout est relation, que l’on comprend la théorie de la relativité et la physique quantique. On peut dire que tout est relation, sans tomber dans un absolu, ni croire que l’être, comme chose en soi, est pris dans cette même relation. La relation ne forme pas un tout, auquel cas, on en demeure à une pensée de l’Ouvert ou du Dépli. Elle fait envisager que tout est accélération ou ralentissement et non simple dualité de mouvement ou de repos. Ce que l’on nomme des êtres, des individus ou des points ne sont que des points de ralentissement et des croisements. Ici on ne pose pas le primat du mouvement sur le repos. À une certaine échelle tout est traversé par une dynamique. Ceux qui sont cloisonnés ne le voient pas ou plutôt ne l’envisagent pas car il faut se détacher de la vision propre à notre intelligence. Cette dynamique tient plus des impulsions et des énergies — pour « parler » physique. Elle porte plus sur des forces que sur des formes arrêtées ou instituées. Si l’on oublie les formes et les représentations, on se situe d’emblée dans un champ de forces comme ceux qui peuplent toute la physique moderne sans exception. Ceci nécessite un effort du cerveau, une autre manière d’utiliser ses capacités qui renforcent son interaction vis à vis du reste du corps et des hormones. Laissons en suspens nos propos par ces quelques phrases d’Hawking : les gens dont c’est le métier de poser la question pourquoi, les philosophes, n’ont pas été capables de se maintenir dans le courant avancé des théories scientifiques… Aux xixe et xxe siècles, la science est devenue trop technique et mathématique pour les philosophes, ainsi que pour quiconque sauf quelques spécialistes. Elle acquérait sa véritable autonomie. Les philosophes réduisirent tant l’étendue de leur intérêt que Wittgenstein, le plus grand philosophe de notre siècle, a pu dire que « seul le goût qui reste au philosophe c’est l’analyse de la langue ». Quelle déchéance depuis la tradition philosophique, d’Aristote à Kant ! Cependant si nous découvrons une théorie complète, qui unifie toutes les théories, elle devrait un jour être compréhensible dans ses grandes lignes par tout le monde, et non par une poignée de scientifiques. Alors, nous tous, philosophes, scientifiques et même gens de la rue, serons capables de prendre part à la discussion sur la question de savoir pourquoi l’univers et pourquoi nous existons HawHT_220. Quelles sont les possibilités de vie inouïes ? On peut ajouter aussi que l’importance de la physique pour le développement de la pensée philosophique générale ne vient pas seulement de la contribution continuellement croissante de la nature, dont nous faisons nous-mêmes partie, mais au moins autant du fait qu’elle nous a conduits sans cesse à examiner et à affiner nos instruments conceptuels BohPA_145. Quelles sont nos capacités d’existence limite puisque la limite a été repoussée ? Après un monde clos, un univers infini, nous voici dans l’espace-temps fini sans bord. Ce changement d’appréhension et de comprehension est le passage de la représentaiton classique à l’expérimentation ou transpréhension* quantique 411.

 

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