La Philosophie à Paris

629. Ainsi soulevons le voile du jugement…

15 Février 2013, 23:52pm

Publié par Anthony Le Cazals

« L’infini de la dette et l’immortalité de l’existence se renvoient l’un à l’autre pour constituer « la doctrine du jugement » (Nietzsche, Antéchrist, § 42) DzCC_158-159. »


Nous avons donc en résumé, un système subjectif du jugement et de la vérité, un système ouvert de la cruauté et de l’affect et un en-dehors des systèmes fait de combat et d’une pensée sans subjectivité. Quant à la subjectivité, quant au combat contre l’aridité qu’on a en soi, Badiou pense sortir de la conscience par ex. LM_80 mais il y revient sans cesse, et ce dès son éthique qui part d’une conscience du mal. Pour lui « exister dans ce qu’on pense revient toujours à choisir, à être confronté à un ou bien … ou bien ».  Cet « ou bien … ou bien » repris à Kierkegaard est l’autre nom du choix et suppose une conscience comme dimension pathétique BdLM_451 633. La fidélité à un événement n’est pas autre chose. La dignité aussi. Deleuze dirait alors que le jeu consiste à se faire « homme du choix ou de la croyance ». En effet, le ton problématique, comme régime de pensée deleuzien, n’y échappe pas : ce qui caractérise le problème c’est qu’il est inséparable d’un choix DzIT_230. Mais à travers ce choix, il faut souligner qu’il s’agit de l’image « d’inspiration chrétienne » de la pensée : l’identité de la pensée avec le choix comme détermination de l’indétermination DzIT_231, comme forçage d’une alternative. Deleuze s’en tire en substituant au système fermé du jugement selon la vérité divine, un système ouvert des affects : ne choisit « bien » que celui qui est affecté, celui qui justement est choisi par les circonstances. Badiou, lui retombe sur un paradoxe chrétien qui suggère déjà ce que va être la « vie bonne » pour le commun et la communauté chez Badiou s’assumant enfin comme prêtre. « Nous l’avons déjà dit, le paradoxe chrétien --- qui est pour nous un des noms possibles du paradoxe des vérités --- est que l’éternité doit être rencontrée dans le temps », au présent BdLM_450. Chez Badiou le monde déterminé de recueillement des vérités allant en s’élargissant, il commence à nous mettre en présence de la Vérité : « nous avons pour notre compte expérimenté la venue du Vrai », l’expérimentation se faisant toujours au présent, c’est bien d’une présence de la Vérité qui est suggérée et qui anticipe l’invention du principe qu’est l’Un absolu, le Dieu Liberté. L’absolu en tant que choix sera précisément pour Badiou la liberté elle-même BdLM_456. « Cette figure ne tient que soutenue par Dieu en tant qu’il est venu dans le temps » LM_457, ceci valant aussi pour le Vrai, qui n’est que la perpétuation de la place vide de Dieu. Badiou ne peut plus se refreiner, obligé qu’il est de platoniser jusqu’à ses prescriptions. « Mon "ou bien — ou bien" ne signifie surtout  pas le choix entre le bien et le mal, il signifie le choix par lequel on choisit le bien et le mal, ou par lequel on les exclut. » Kierkegaard cité in BdLM_455. Ainsi est posée l’antinomie nietzschéenne entre les valeurs morales issues d’un déclin de vie et d’énergie et un par-delà le Bien et le Mal qui font fi des faits et de la situation, qui devra apparaître comme une crise. Badiou qui ne fait là qu’approfondir un passage qu’il avait remarqué chez Deleuze, ne fait au fond que poser l’alternative pour la pensée de Parménide comme choix ou Héraclite comme non-choix. Le choix, se posant entre le choix et le non-choix (et toutes leurs variantes), nous renvoie à un rapport absolu avec le dehors DzIT_231. Parler de Dehors pour le domaine où l’existence se connecte avec les forces actives (champ dynamique), fait aussi apparaître l’indifférence que peut avoir celui qui se tient sur la brèche, dans ce que d’autres nommaient la stratégie (par exemple Foucault, Musashi), par-delà les idées de vie et de mort, d’esprit et de matière, de bien et de mal, pour celui qui rejetant la vie contemplative des systèmes se tient dans la vie active, tel un guerrier accompli. Il y a bien à travers cette question du choix, la négation d’un ni l’un ni l’autre, d’un rabattement admis BdLM_453 ou présupposé par un manque d’énergie et donc une contrainte morale, alors que l’indifférence au choix moral n’est jamais du domaine de la représentation, ni de la vérité, ni du sens, mais du domaine de la valeur ou de ce qui importe pour un présent donné, pour une époque, pour que celle-ci ne devienne pas crépusculaire. Badiou aura sans doute réussi ceci : masquer la part critique de la philosophie de Deleuze notamment sur la société. Pourtant elle est bien là, à la fin du Foucault, à la fin de Pourparlers ou de Critique et clinique. Deleuze s’attaque alors à l’ancienne vision de la société du jugement et de la discipline qui masque, ô combien ! la réalité du « terrible contrôle » qui s’étend. Si Badiou cherche désespérément à fonder la pensée de Deleuze, c’est pour mieux y imposer sa vision mimétique BdDE_66 du monde. « Mimétique » veut simplement dire qu’elle se réfère à un « modèle idéal » qu’elle imite à tout prix. Badiou souligne alors que cette vision mimétique permet de poser sur la pensée de Deleuze — qui n’est pas en l’état une philosophie — une « nécessaire équivocité de l’être » et une « pensée forcément catégorielle ». Or il n’en est rien. On voit bien que Badiou projette ses propres fantasmes, qu’il remet de l’ordre dans ce qui ne correspond pas à son modèle, bref qu’il s’imagine des choses : on pourrait cependant imaginer que la pensée réalise une sorte d’approximation… en affirmant à l’infini les partages BdDE_53 et l’« équivocité de l’être ».  Mais alors où en sont les « correspondances strictes » ? Elles apparaissent à l’orée de ces citations davantage comme de vagues analogies. Badiou divague donc dans sa propre pensée plus qu’il ne restitue l’élan sans répit de Deleuze : il ne s’agira pas, pour moi, de « rendre compte », de décrire ce qu’il a pensé. Bien plutôt d’achever l’inachevable BdDE_15, c’est-à-dire de précipiter les conclusions qui rendent sa pensée conforme au modèle platonicien, la boucle est bouclée et Badiou se permettra de dire après avoir fait voir le point d’achoppement de la théorie du virtuel BdDE_78, qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil puisque ce qui arrive n’est que l’inflexion de l’Un BdDE_142. Mais si Badiou projette sa vision mimétique du monde sensible et de son modèle idéal, la pensée renouvelée de l’Un n’est-elle pas avant tout à chercher chez Badiou ? Il s’est donc agi de contenir Badiou dans ce qu’il est : une imposture.

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