La Philosophie à Paris

631. Critique et clinique, comme livre des combats et des rebonds.

15 Février 2013, 23:56pm

Publié par Anthony Le Cazals

Critique et clinique s’insère dans la troisième période de Deleuze, celle où la création n'est plus volonté (affect) ou fuite (concept) mais contemplation (percept ou essence). C’est avant tout le livre des combatsmais aussi le livre des rebonds et des résiliences par le style au travers d’une santé reconquise. Livres des combats et des rebonds, c’est donc cette dualité que suggère le titre. Le combat permet de se dépasser et mène, comme par conversion, à une santé nouvelle. Comme Deleuze le dit lui-même Critique et clinique n'est pas un livre sur la combinaison secrète ou le chiffre contenu dans telle ou telle œuvre d'un écrivain ou d'un penseur, mais bien un livre qui rend compte de combats et de probables guérisons. Deleuze a mis en avant l’évitement récompensé, l’outlandish de Melville, le mouvement aberrant D^G que chacun peut faire dans son coin, l’esquive aux coups portés contre soi. Deleuze a longtemps préféré la fuite créatrice, l’ouverture d’un système au combat et à la joute, qu’il prenait pour une lutte. Le petit extrait qui suit montre surtout la distance qu'avait le Deleuze d’avant 68 pour l'engagement politique :

 

C'est le propre des valeurs établies d'être mises en jeu dans une lutte, mais c'est le propre de la lutte de se rapporter toujours à des valeurs établies : luttes pour la puissance, lutte pour la reconnaissance ou lutte pour la vie, le schéma est toujours le même. ... Les seules valeurs que [la lutte] crée sont celles de l'esclave qui triomphe : la lutte n'est pas le principe ou le moteur de la hiérarchie, mais le moyen par l'expression active des forces, ni la manifestation d'une volonté de puissance qui affirme; pas plus que son résultat n'exprime le triomphe du maître ou du fort. La lutte, au contraire, est le moyen par lequel les faibles l'emportent sur les forts, parce qu'ils sont le plus grand nombre. C'est pourquoi Nietzsche s'oppose à Darwin : Darwin a confondu la lutte et la sélection, il n'a pas vu que la lutte avait le résultat contraire à celui qu'il croyait ; qu'elle sélectionnait, mais ne sélectionnait que les faibles et assurait leur triomphe NzVP°I,395.


La lutte depuis son Nietzsche a toujours été la lutte du plus grande nombre, jamais il n'a envisagé le duel ou si l'on préfère ce qui pousse à rivaliser. C'est  même avec Qu'est-ce que la philosophie ? qu'apparaît le terme de joute (agôn en grec). Toute cette thématique est très présente chez Nietzsche et qui pour Deleuze sera déterminante quant à l'apparition du milieu philosophique. C'est que l'ami est avant tout un rival, dans la société des hommes libres ; en termes contemporains, on parlerait volontiers de concurrence ou d'émulation pour rendre les choses plus saisissables. Mais celui qui a le dernier mot est au fond le plus endurant, ainsi sont les combats en pensée. Deleuze se met même à entrevoir la prédominance d'Héraclite sur les stoïciens et sur nombre de leurs conceptions, c'est le combat des profondeurs, des affinités profondes chez Héraclite, qui n'apparaissait pas avec la surface de l'événement chez  les stoïciens. Plus que le jeune Deleuze, Lawrence  retrouve  intensément  Nietzsche et l’affinité qu’il a avec Héraclite DzCC_166. Comme le suggère Héraclite, tout naît du combat et le combat a cette autre particularité d’arrêter le délire et d’empêcher l'excès. Ce qui naît du délire c'est le bien, son hyperbole 526 qui détache du rythme de la vie. On passe du « tout grand bien ne nous échoit que par un délire », comme l’énonce Socrate dans le Phèdre, à « le combat est père et roi de tout » d'Héraclite. Ce qui provient d'un combat n'est ni bon ni mauvais, une fois le duel ou la guerre déclarés, mais rentre dans les limites du combat. Le combat contrairement à l’insistance du Bien n’est pas constant, il laisse la place ensuite à la création ou à des constructions.  Si la bonté et la nouveauté requièrent la finalité du Bien et la virtualité d’un Tout, ce qui provient d'un combat c'est la natalité. Cet apprentissage n'est ni la bonté ni la nouveauté : pensez au bébé qui présente cette vitalité DzCC_167. Relevons à présent certaines occurrences du combat et de la lutte in Critique et clinique DzCC, pour bien en faire ressortir l’importance, dans cet ouvrage.


I. La littérature comme lutte contre le délire de domination en tant que fascisme larvé DzCC_15.


II. Wolfon. La langue maternelle comme combat de tous les instants  DzCC_23.


III Lewis Carrol : Le combat des profondeurs. Tout commence chez Lewis Caroll par un combat horrible DzCC_34.


V. Kant. Le Sublime fait jouer les facultés de telle manière qu'elles s'opposent l'une à l'autre telles des lutteurs, que l'une pousse l'autre à son maximum ou à sa limite, mais que l'autre réagisse en poussant l'une à l'inspiration qu'elle n'aurait pas eue toute seule ... c'est une lutte terrible DzCC_48-49.


VIII. Whitman. Entre la Guerre et la Nature il y a une cause commune DzCC_77-78.


IX. Enfants. Plus que les adultes les enfants résistent au forcing DzCC_81.


XI. Jarry et Heidegger. On dirait que chez les deux auteurs la technique est le lieu d'un combat DzCC_118.


XII. Nietzsche. La simple critique de l'homme supérieur par Nietzsche comme achèvement de l'humanisme.


XIII. Bégayer. Face à face entre le bégaiement et la langue portée à sa limite, le silence, pour fendre l'opinion et conquérir des visions fragmentées DzCC_142.


XIV. T. E. Lawrence. Le corps à corps presque spirituel entre gloire et honte.


XV. Nietzsche-Artaud. Le passage d'un système du jugement à un système de la cruauté ou du combat DzCC_158-166.


XV. Kafka. Les combats contre le château, contre le jugement, contre son père, contre ses fiancées. Ainsi toutes les œuvres de Kafka pourraient recevoir le titre de description d'un combat DzCC_165.


XV. Artaud. Le combat contre le jugement de Dieu DzCC_166 : Le combat n'est pas un jugement mais la manière d'en finir avec dieu et le jugement DzCC_168.


XVI. Nous, Platon, les Grecs. L'abandon du projet de sélection des rivaux par la prétention aux idées pour une sélection plus modeste par la puissance — le combat si vous voulez.


XVII. Spinoza. La sélection des signes non par un effort personnel de la raison mais par la lutte passionnelle, le combat inexpiable entre affects passifs, actifs (et réactifs), au risque d'en mourir DzCC_180.


Le combat n’est pas la lutte réactive du plus grand nombre, lutte pour être représentés ou reconnus, lutte qui naît du ressentiment, d’une incapacité à augmenter sa puissance indépendamment de tout pouvoir, autre nom pour l’incapacité à créer. Le combat est une manière d’exercer son art, comme le pratiquent les maîtres d’arts martiaux et d’estimer la force de son adversaire (ami), animé lui aussi de la même passion, car au fond le combat est la marque d’une affinité, une manière de sélectionner ses pairs, ses égaux, les rivaux étant connus d'emblée. Deleuze distingue le combat contre les forces réactives qui cherchent leur seule perpétuation symbolique — la guerre et sa volonté de destruction — et les combats parmi les forces actives, qui sont une instance par laquelle la force s’enrichit, en s’emparant d’autres forces et en s’y joignant dans un mouvement. Deleuze rabat toutefois ce second combat sur le plan du devenir DzCC_165. Combat, partout combat, c’est le combat qui remplace le jugement. Il en aura fallu du temps à Deleuze pour voir l’importance de la joute et de la lutte dans l’œuvre de Nietzsche, pour dépasser la dimension stoïcienne et entrevoir Héraclite. Mais là où les a priori persistent, c’est que l’Orient n’est pas tout entier animé d’un idéal de non-combat, d’un « néant de volonté ». La joute demeure un duel et n'est donc jamais le triomphe du plus grand nombre. Les dimensions de joute et de guerre ne sont pas étrangères à l'éducation guerrière défendue par Nietzsche. Lui qui a reçu un enseignement assez dur au collège de Pforta en Prusse, en héritait d'Héraclite et de Schopenhauer. Le guerrier n’est pas celui qui exerce inconsidérément sa violence, il est mu par deux choses : l’audace comme prise de risque et la distinction comme noble distance. L’investissement du guerrier est donc entier, au sens où il ne se repose qu’une fois la tâche accomplie. On peut toutefois se demander si Nietzsche, par le terme de joute (agôn), n’introduit pas une nuance supplémentaire entre la lutte des plus nombreux pour leur reconnaissance et le combat au sein de la sphère créatrice de la société. Dans cette sphère, la joute et le duel touchent un nombre restreint de parties en présence. L’État ou le Pouvoir en place n’y intervient pas directement, car cette forme de joute entre hommes libres est avant tout une sélection entre pairs, une manière d’évaluer la force de chacun. Voir pour cela un de ses premiers textes appelé La joute chez Homère ou l’ensemble des textes intitulés la philosophie à l’époque tragique des Grecs. Nous y reviendrons au sujet des arts martiaux et de cette composante affective qui consiste à faire ressentir une peur libératrice chez l’adversaire — c’est la troisième forme de poing, la troisième manière de porter un coup.

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