La Philosophie à Paris

633. Comment se tenir sur la brèche ? Entre le pathétique et le dynamique.

15 Février 2013, 23:58pm

Publié par Anthony Le Cazals

Exergue. La pensée de Nietzsche cherche au maximum à se libérer de l’esprit de vengeance tout en cherchant à palier sa propre vengeance par le rire. Sa pensée est consacrée à un esprit qui, comme liberté à l’égard de la vengeance, passe avant toute simple fraternisation, mais aussi avant toute volonté de punir purement et simplement, avant tout zèle pour la paix comme avant toute organisation de la guerre, avant l’esprit qui veut assurer la paix avec des pactes. L’espace de cette liberté à l’égard de la vengeance se situe aussi bien avant tout pacifisme qu’avant toute politique de violence ; il se situe avant toute faiblesse et tout laisser-aller, avant la lâcheté devant le sacrifice, aussi bien qu’avant l’aveuglement de l’action à tout prix. C’est dans l’espace de cette liberté à l’égard de la vengeance que Nietzsche voit le surhomme. Heidegger HdgAP_65. Nous avons appelé brèche cet espace. Le philosophe ne peut que l’indiquer, l’artiste le rejouer, c’est aux autres d'y frayer leur chemin, d'en marquer leur destin.


Continuons sur la même lancée. Le principe de celui qui veut se tenir sur la brèche se dit ainsi : « il faut aller là où personne ne va » 943. Être sur la brèche ou mieux encore s'y tenir, ce n'est pas être sur la schize ou la fêlure 215c interne au moi, au sujet constitué de droits et de devoirs. La schize, par le système ouvert et la métaphysique de la différence qui la sous-tendent, est la différence entre un actuel et un virtuel. Ce dernier, où plutôt celui qui s’en réclame préfère la fuite à l'effort ou au conflit 831. La position du schizophrène qui fut poétisée en marge de la société est aussi celle du grand voyant. Se tenir sur la brèche c'est, tout autrement,  se tenir à l'affût, être aux aguets, prêt à bondir, être prêt aussi à entrer en conflit comme le guerrier (bushi ou budōka), mais c'est surtout remettre sans cesse son travail sur le métier en tenant la même ligne de conduite plus morale sauf à changer sans cesse de point de vue et à introduire des coupures d’inactivité pour casser les habitudes et par là se retenir de prendre des décisions trop systématiques. Combattre, se dépenser jusqu'à ce que vienne l'heure du repos, le fameux repos du guerrier. Faire la brèche, c’est d’abord suivre cette ligne de vie, par intuition, ruse (metis), sagacité (phronesis), opportunité, c'est se détacher de tout principe de minorité qui renvoie toujours à une majorité. Comme le dit si bien Žižek « résister, c'est déjà capituler », en somme être minoritaire, c'est déjà manquer d'affirmation... Faire la brèche c'est produire une émergence, une rencontre, la contagion entre deux personnalités comme le combat d’art martial transmet le ki.


La guerre unit ceux qu'elle met aux prises, le conflit atteste d'une affinité ChaPP_40.


En chaque chose, il y a du pathétique et du dynamique. Mais ce pathétique et ce dynamique sont deux tons, deux tempos parmi d’autres. On pourrait tout aussi bien dire qu’il y a de la conservation et de la dissipation ou dispersion 916. Le pathétique c’est ce qui ressort d'un choix de conscience, d'un « ou bien ... ou bien ... » — pensons par là au Ou bien ... ou bien de Kierkegaard. Mais au-delà de cette opposition entre la conservation et la dissipation, il y a la création. Cette création par l’acte de penser se traduit par delà la conscience de soi et l'oubli de soi par l'affection de soi par soi. À travers la conscience de soi et l'oubli de soi, on retrouve les deux processus que sont les processus de « subjectivation » et de « dépersonnalisation* ». Le pathétique et le dynamique se sont manifestés sous la forme de ces processus, mais la brèche est précisément l'oscillation entre les deux. Cette oscillation par-delà l'être et le devenir, la forme et le flux, se rapproche de la pensée du neutre de Blanchot — pensée du « on » et du « ni ceci ni cela ». C’est une manière de penser en dehors de la facilité, une reprise du « ni ... ni ... » stoïcien, lui-même issu de « la nuit et le jour c'est la même chose... » prononcé par Héraclite. Ce qui entre en conflit est avant tout la marque d'une affinité plus large entre les deux termes en conflit. Pensons aux gendarmes et aux brigands, pensons au film de Scorcèse Les infiltrés. Comme nous l'avons dit avec l'éperon 634, ceux qui entrent en conflit ne seront pas les véritables vainqueurs. Celui qui tire avantage d’un conflit est toujours un tiers, car les adversaires épuisent leurs forces vives et en sortent amoindris. Par exemple, Boston, puis New York sont devenus les centres du capitalisme une fois que l'or s'est échappé d'Europe suites aux guerres entre France et Allemagne. Même chose pour le premier empire d'Occident : Alexandre a mis fin à l'hellénisme en fusionnant l'Empire perse et les cités grecques qui lui résistaient. Et Aristote de déplorer sur son lit de mort cette disparition, lui qui fut le précepteur d’Alexandre : c’est que les Grecs existaient en rapport de résistance avec l’empire perse.


Le dynamique, c’est l’affirmation même du mouvement du discours via un certain lyrisme locutoire. Aux prises avec un adversaire lors d’un combat, l’approche dynamique ne fait pas longtemps illusion. C’est l’idée que le droit du plus vite est le droit du plus fort, à ceci près que si le plus vite ralentit il s’effondre par un blast. Cette illusion vaut tant que l’on en reste au performatif symbolique et que l’on ne se confronte pas à la complexité. Foucault ne parle pas autrement de ce performatif dynamique qui consiste à avoir un coup d’avance pour avancer d’autant plus que votre adversaire se perd à dénouer le fil de vos intrications langagières : au moment où je prononce tout uniment « je parle », je ne suis menacé d'aucun de ces périls ... me voilà protégé dans la forteresse indélogeable où l'affirmation s'affirme FcPD_10. Le ton dynamique ne suppose pas une transmutation face au ton statique. Le statique au cours de ces deux derniers millénaires n’a fait que poser la conversion d’un registre à un autre et leur articulation comme manière de se convertir hors de l’angoisse métaphysique — vide 432, mort, néant et toute la suite des faux-problèmes. En somme le philosophe statique du dynamisme est le gardien de ces interactions, qui ne sont ni des rapports directs ni des traductions. Ces registres sont au nombre de trois. C’est, d’abord, le semblant, la présentation nue du pouvoir qui se veut représentative avec ses honneurs, ses récompenses comme les femmes, son argent — il faut savoir négocier avec ces « semblants » pour lever les butées de la machine « pensée », en user sans être dupe car les plaisirs et les honneurs ont l’avantage de chasser les inexistences, d’habiller la vie nue. C’est, aussi, l’intrinsèque, le « en tant que tel » de l’essence, la part ésotérique, la « substantificque mouelle » le fait de se tenir sur le seuil comme quand Platon négocie avec le terme de vérité. C’était, enfin, la « pure » présence, l’effraction de l’intact, le fait de franchir le seuil en l’annulant et d’être à même « la chose ». L’affectivité statique qui pose le dynamique, comme nous avons pu le faire avec la capacité autonome, se trouve comprimée entre ces trois registres. La transmutation dès lors ne serait que le passage d’un registre à l’autre, ce que l’on retrouve beaucoup chez Kafka avec la question des seuils et des portes, le fait d’être en présence d’une transmutation insupportable. Pourtant au-delà de cela, il y a la question des métabolismes créateurs 919, de l’affectivité qui se transforme elle-même plus qu’elle ne serait le témoin d’un passage d’un registre à l’autre. Elle oscillerait entre la jubilation 935 et l’insatisfaction 527, presque indifférente au bonheur — qui en est la toile de fond. La vitesse dynamique n’assure pas d’elle-même la transmutation mais tout au plus conduit à des heurts. Le mouvement ne vaut pas pour lui-même, mais par son accélération/décélération qui n’est jamais vraiment nulle. Déranger cela, consiste simplement à en relever l’interminable piège qui s’est nommé « être », « occident » ou « sens » avec son pendant « néant », « orient », « non-sens » qui agit porteur attitré d’imprévus, d’événements, de transmutations. Le courage ne se joue peut-être pas là où se joue la précision de la nuance et du ténu — ce lien tout en non-rapport entre les registres. Les registres ne sont peut-être plus dès lors ceux qui, classiques, oscillent entre le pathétique et le dynamique ou pour Sartre entre l’être et le faire SarSG_77, mais ceux, qui pris dans les métiers, transforment d’autant le langage par leur savoir-faire, par la modification qui se joue dans les prescriptions qui ne disent pas leur nom, là où la loi n’est pas encore écrite mais où le « faire » la dresse ; on pensera là à l’attention portée à la fréquence par Tesla : tout un nombre d’existences n’auraient pas lieu sans l’électricité : c’est la fréquence des coups de marteau qui enfoncent les clous ou font les traumatismes qui ne sont pas les traumas, les blessures, mais bien ce qui éperonne. Le dérangeur 531 est un dégenreur* 731+.

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