La Philosophie à Paris

816. L’apparition d'une démocratie nétique et la disparition en certains endroits de l’oligarchie étatique.

23 Février 2013, 21:34pm

Publié par Anthony Le Cazals

 La démocratie représentative recouvrait de son théâtre électoral la pratique politique de la délibération en assemblée citoyenne faisant passer la représentation — qui tôt ou tard conduit à l'oligarchie — comme le seul mode de démocratie. Les plus zélés diront, de bonne foi, que l'on a fait passer un régime oligarchique et censitaire pour son exact opposé : la démocratie.


Ouverture sur l’État. — Ainsi une race future verra l’État perdre de son importance dans quelques régions de la terre… Travailler à propager et à réaliser cette conception est, en vérité, une autre affaire, il faut maintenir encore l’État pendant un bon moment et repousser les essais destructeurs des demi-savants trop zélés et trop pressés ! Nietzsche NzHH°472. Nietzsche vise par là tant les libertaires comme Guattari que les libertariens comme les banquiers cosmopolites avec le capitalisme off-shore.


L’État est en quelque sorte une création baroque classique en ce qu’il repose sur la prédominance d’une harmonie entre les plus impulsifs et les plus flegmatiques. Pourquoi parler de création baroque ? Parce que le Baroque, via l’orchestration, introduit l'harmonie par accords — et non plus par intervalles — et le contrepoint par la dissonance. C’est toute une nouvelle expressivité qui est basée sur la mélodie et non plus sur l'inflexion et qui permet de passer d’une forme à une aurtre. La transmutation est la variation infinie des formes. Ce que recherche le Baroque c'est la courbure à variation infinie. L'expression propre du baroque évolue du pathétique au dynamique 633. Il y a une progression de tension. Il y a une ouverture dramatique des tensions dans la musique à travers le pathétique comme expression particulière du baroque. La façon dont les premiers accords du baroque agissaient n'était pas encore tendue, et n'était pas encore dynamique. Les rapports deviennent de plus en plus fonctionnels ou hiérarchiques entre les sons. C'est le passage de la défaillance à la vaillance ou à la capacité, c'est le passage de l'homme faillible ou fautif à l'homme capable, que figure la trajectoire de Ricœur. Dire que l’homme est faillible, c’est réintroduire Dieu par une faille qui existe entre l’homme et Dieu NzA°41. Cela est très juif et païen, mais les juifs pratiquent l’expiation à la prière alors que les païens le font par le sacrifice. C’est là l’immanence de Spinoza, comme négation de cette faille qui consiste à seconder le monde. On retrouve cela même en musique. Le rapport harmonique est le plus important pour l'identité d'un son mais le son est déjà un accord « en tant que tel », il y a un accord dans le son. Les sons ne sont pas des mesures juxtaposées mais il y a un rapport dynamique entre les sons. Si le son est dominant, c'est qu'il procède d'un autre son et qu'il est, en quelque sorte, héritier d'une lignée. L'harmonie préétablie, amenée par Leibniz et reprise en musique par Monteverdi, Buxtebehude et Bach, part de l'idée que l’État pense 137. En ce qu'il est prédominant, l'État rend l'accord des voix dominant possible entre les parties, une harmonie d'accords entre les sons. L’État, c'est l'établi, le stable et à travers l'Harmonie qui le sous-tend, c’est la reprise de traits dominants portés à leur toute-puissance. C'est la question vieille comme Platon de connecter ensemble les impulsifs et les flegmatiques, les démocrates et les aristocrates. C'est une question de philosophe-ingénieur social ou de maître d'orchestration, qui utilise les consonances et les dissonances, le consensus et le dissensus pour introduire des résonances. Mais cela porte une morale qui, parce qu'elle préjuge (pregiudicare), porte atteinte et empêche chacun de faire ce qu’il veut, c'est à cela qu'on reconnaît une morale. C'est une morale de la conservation de l’État qui apparaît donc chez les Allemands et atteindra son paroxysme avec la philosophie du Droit de Hegel. C'est l’État qui pense. Un des exemples les plus fameux est l'humanisme qui est une invention de la seconde moitié du xixe, une relecture de l'histoire, certains diraient que, comme elle est rétroactive, elle est une falsification. C'est à cette période 1°) qu'on invente le droit (première moitié du xixe avec la diffusion du code civil par les campagnes napoléoniennes), 2°) qu'on invente le contrat de travail et les statistiques à la base des professions qui remplacent les métiers, 3°) qu'on redécouvre l'amour « courtois » appelé jadis la fin'amor par les trouveurs de vers que sont les troubadours, 4°) qu'on traduit polis par État et politeia par République pour asseoir le nouveau système — preuve que l’on traduit en fonction des nécessités du moment — 5°) qu'on fixe la grammaire et l'orthographe françaises diffusées par les hussards noirs de la République. L'État (ré)écrit l'histoire.


C’est de cette réécriture comme travestissement d’une oligarchie étatique en une démocratie dite « républicaine » 815 que part la question du combat pour la démocratie. Nous sommes à l'ère quantique d'une nétique : d’une mise en réseau indépendamment de tout centre névralgique. S’y jouent des sphères autonomes où ne règne plus la distinction entre la sphère publique et la sphère privée qui tenait à la présence d’un pouvoir centralisé et médiateur dans la redistribution des richesses. Ces deux sphères sont toujours ramenées à des propriétés plus privatives que personnelles du moi — tel « l’État c’est moi » ou l’autonomie lockienne de l’individu par la propriété privée dont s’est inspiré Voltaire. Ces sphères autonomes s’insèrent dans la démocratie sous la forme de cultures intenses.


Par cette nétique* — supranationale, cosmopolite, voire apatride et excommuniée —, chacun peut disposer par sa connaissance d’une maîtrise (ordination) des informations oudonnées sur son propre ordinateur de manière active plutôt que de consulter un serveur centralisé de type « minitel » qu’il soit portail d’informations, de recherches ou de contenus. L’imprimerie qui s’est répandue avec le système de la banque et de l’édition est postérieure à la constitution de livres ordinaires faits de feuillets manuscrits, compilés et consultables à foison. Son apparition comme technique est antérieure à Gutemberg, mais son utilisation mécanique et productiviste a permis de répandre des écrits grâce à la typographie et des représentations du monde grâce à la gravure. Toutes deux n’existaient pas jusque là. Les choses n’étaient plus mises en parabole comme avec la Bible mais mises en perspective. L’imprimerie comme invention technique est aussi entreprise d’édition, elle repose sur le capitalisme — c’est-à-dire l’usage des machines qui appartiennent au capital — c’est un mode de gestion des risques beaucoup plus souple. Ceci amènera trois choses :


- le recours à une poste royale Louis XI avec ses routes pour diffuser les ordonnances privées.


- L’apparition des Lettres par la publication de la correspondance qui utilisait ce réseau à messages — c’est-à-dire un réseau intermédiaire entre la commutation par circuits et la commutation par paquets 817.


- Le renversement du monopole biblique des moines copistes avec l’apparition dans les états, où les mœurs ne s’étaient pas relâchées, de la Réforme.


Ceci, Descartes et Spinoza l’avaient compris sans avoir à en juger du « bien fondé » ou non, eux qui étaient dans la patrie de l’imprimerie « libre ». Cette liberté de la presse a remis en cause le pouvoir des gouvernants et aujourd’hui c’est un autre contre-pouvoir ou plutôt une dissolution du pouvoir central qui apparaît. Nous écarterons la possibilité de mettre en place des votes plus complexes grâce aux techniques de l’information et de la connaissance. Ce à quoi nous assistons c’est à la disparition négligente des sphères privées et publiques en certains points du réseau internet. Certes les contrôles d’autorité — pour les droits d’auteurs — et les filtrages de contenus apparaissent sur les portails et les serveurs centralisés où la consultation est passive et périphérique. À l’exemple de quelques scientifiques qui diffusent leurs recherches sur la « toile » uniquement avec des contenus explosifs par rapport aux paradigmes oiseux de l’établissement, la majeure partie de ce qui se produit actuellement l’est sans référencement à une bibliothèque « nationale » — ce qu’établit Napoléon comme point d’appui pour la censure. Ces écrits seront certainement référencés dans les rayonnages des bibliothèques, mais il se trouve qu’à présent les lettres sont ouvertes à tous et comportent encore une adresse première. Toute lettre est affective, mais elle peut être envoyée à plusieurs personnes ou adresses à la fois et non à un seul destinataire selon le schéma de l’énonciation. C’est ce que nous avons vu avec la neutralité d’internet 817. Internet fonctionne toujours sur le mode de l’adresse, mais ses adresses sont dupliquées, dispersées et ne possèdent jamais toute l’information. Il serait idéaliste de croire que l’on a supprimé l’adresse géographique, bien au contraire, mais ce qui est assuré jusque là c’est le traitement homogène ou générique de l’information, sa mise à disposition terrestre. C’est un mythe de croire qu’avec internet l’adresse géographique est abolie, elle est par contre ouverte à la nouvelle adresse, c’est-à-dire ouverte à une possible reterritorialisation, comprenez une copie.

Cette nétique a l’avantage de faire passer l’écrit devant la parole car l’information est écrite bien plus rapidement que la parole est retranscrite et c’est cette information écrite qui est traitée. Les plus sujets au catastrophisme diront que « les écrans dominent l’écrit », mais ce n’est pas exact, l’écrit passe aussi par l’écran et ce que cette formule nomme écran n’est que le couplage ou celui du film et de la voix off que dénonçait déjà Debord en grand moraliste. C’est encore toute la question de la propagande et de la manière dont on légende les photos. Les nouveaux réseaux sociaux ne sont plus les réseaux mondains de la parole DzMP_441. Ce qui se passe avec les réseaux sociaux, c’est que la représentation et le mondain se trouve destitués, nous devrions dire un temps destituer car la brèche n’est que temporaire et le désir finit par être réprimé. Reste que, journalistes ou politiciens, c’est comme si on les avait destitués provisoirement de toute la machine politique duelle qui en faisait des interlocuteurs valables DzMP_264 : des notables. Les clandestins (anonymes) et les avatars (doubles) deviennent innombrables et font du franc-parler (parrhêsia) discret qui déstabilise, bref une forme de combat sans violence qui laisse donc impuissant. Plus besoin de cahiers de doléances, l’humour progresse dans cette faille et les gens n’apprennent plus de manière scolaire en classe. L’éducation déscolarisée montre qu’un parent qui s’occupe une heure de l’éducation de son enfant passe plus de temps avec lui qu’une maîtresse.  C’est Le bouleversement de notre époque. Les réseaux de la société civile se substituent en importance aux formes d’intériorité que sont l’État, et aux lieux des petits pouvoirs que sont l’usine, l’école, l’hôpital, la prison DzMP_273-274 sans les effacer pour autant. Cette complexité s’indexe sur le réseau d’information et est transportée par la force électromagnétique 435.


Prolongement au dehors — Le dehors des Etats ne se laisse pas réduire à la «  politique extérieure », c’est-à-dire à un ensemble de rapports entre les Etats… Le dehors apparaît simultanément dans deux directions de grandes machines mondiales, … qui jouissent d’une large autonomie par rapport aux Etats (par exemple, des organisations    commerciales du type « grandes compagnies », ou bien des complexes industriels, ou même des formations religieuses comme le christianisme, l’islamisme, certains mouvements de prophétisme ou de messianisme, etc.) ; mais, aussi, des mécanismes locaux de bandes, marges, minorités, qui continuent d’affirmer les droits de sociétés segmentaires contre les organes de pouvoir d’Etat. Mais ce sont là encore des formes d’intériorité.


Et si le dehors de l’État advenait dans une troisième direction, celle d’une société civile qui ne soit pas basée sur la parole ; la parole rapporte le langage au visage et a une dimension mondaine de la représentation classique, là où la notation écrite et sa diffusion sont sociales. La langue comme parole est ce muscle fragile et flexible, attaché sur les bords du visage d’homme et capable d’articuler comme monde les différences des choses FayIL_238. Le pouvoir dans sa dimension classique de représentation dont le summum est Versailles (du théâtre au jardin en passant par les écuries) n’est pas essentiellement répressif puisqu’il « incite, suscite, produit » ; il s’exerce avant de posséder puisqu’il se possède sous une forme déterminable, classe, et déterminée État. L’état en transmutant devient-il démocratique ?

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