La Philosophie à Paris

918. Nature, procédures et conjectures.

25 Février 2013, 18:14pm

Publié par Anthony Le Cazals

Nietzsche remet au goût du jour l’inconciliable qui à force d’endurance et par un coup de chance dépasse le fragmentaire et devient nature humaine selon la dénomination à présent classique et donc archaïque. Ce qu’est une nature pour Nietzsche, une personne capable d’accueillir des éléments contradictoires pour la pensée formelle des neurotypiques 972 et de faire coexister ce qui diverge en apparence. Une nature consiste à rassembler en une personne différents types humains, Nietzsche prend parfois l’exemple de Goethe, qui fut la réunion de trois types : le poète, l’homme de science et l’homme d’état et comme le remarquait Nietzsche, la nature ou la personnalité de Goethe n’avait pas encore produit ses effets. Ce que l’on peut rejouer différemment sous l’expression de grande synthèse 921, qui ne se joue pas comme la petite synthèse dans l’ordre du discours mais dans l’existence vécue avec la réunion par exemple du poète ou fantaisiste, de l’homme de connaissance et de l’homme du métier. On touche là à l’inversion des valeurs, qui de nos jours passe par l’inversion de la préférence cérébrale pour l’hémisphère gauche admise par la société et la civilisation judéo-chrétienne, comme ce qui se produisit à l’époque de synthèse que fut la Renaissance et dont les philosophes analysèrent les conséquences par la suite par un retour à la normale de l’inversion, d’où la distinction que l’on peut faire entre Renaissance et pensée classique FcMC_222. Pour entreprendre une inversion des valeurs, il fallait peut-être plus de pouvoirs contradictoires qu'il n'en a jamais coexisté chez un même individu, et surtout des pouvoirs contradictoires qui ne doivent ni se gêner ni se détruire. La hiérarchie des pouvoirs, le recul, l'art de séparer sans brouiller, de ne rien embrouiller, de ne rien "concilier", une versatilité prodigieuse qui soit pourtant l'opposé du chaos - tel fut la condition première, le long travail magistral et secret de mon instinct  NzOPC°VIII_272 cité par AstNB. Nietzsche, reprenant les études de Jacob Burckhardt, fait souvent remarquer que les quatre siècles, qui suivent le xve siècle, sont de moindre envergure ; le xvie siècle est trop dogmatique, le xviiie trop sensualiste avec Rousseau et Kant et le xixe trop pessimiste avec Schopenhauer et les dernières vagues du romantisme. Ces trois siècles sont dès lors la longue analyse de la redécouverte de l’Antiquité, de la mise en place de l’imprimerie au travers de la banque et des maisons d’édition et de la découverte de l’Amérique qui allait sceller le devenir terrestre pour l’espèce humaine et la globalité de la Terre pour la connaissance. La pensée classique s’efface avec le foisonnement littéraire FcMC_314 et le retrait de la représentation FcMC_222 qui au xxie tend à toucher la sphère politique par la mise en place progressive du tirage au sort 819 adapté aux sociétés de contrôle et non plus de souveraineté ou de discipline, puisqu’il repose sur le contrôle de qui est tiré au sort. Les époques de civilisation ou de régression sur les acquis comme l’âge classique admettent un savoir analytique et interprétatif dans la suite des valeurs créées aux époques à conjectures comme la Renaissance, où se synthétisent de nouvelles valeurs. Alors ce dont fait état Nietzsche le gaucher au travers de sa pensée apparemment fragmentaire mais créatrice c’est de l’écart qui existe entre ceux qui utilisent de préférence l’hémisphère gauche sur un mode verbal propre à la logique formelle et séquentielle, et ceux qui ont une préférence pour l’hémisphère droit du cerveau et mettent en place une pensée basée sur les métaphores, la complexité, la musique et tous les domaines d’activité non verbale. Ces deux hémisphères par une habitude de civilisation ne convergeraient pas. Dès lors la réalité a une tout autre saveur, tant ce que les neurotypiques 972 désignent sous leur pensée symbolique paraît à d’autres un déni de réalité, une non-prise en compte des instincts et donc de leur évolution tangible à travers des valeurs moins symboliques — puisqu’héritées — et plus métaboliques — puisqu’intensives et affirmées en un « coup de chance ». Ce que nous avions noté comme dispersion 633, se retrouve chez Nietzsche comme un palliatif à celui qui se trouve isolé en pensant avec distance son époque et la nécessité de sa conservation. Oubli de soi. Qui devinera ne serait-ce qu'un instant ... quelque chose des glaces et des angoisses de l'isolement auxquelles toutes différences de vues condamne quiconque en est affecté, celui-là comprendra que j'ai si souvent cherché n'importe où pour me délasser de moi-même, m'oublier moi-même en quelque sorte un instant... dans une vénération, une inimitié, un jeu scientifique, une frivolité, une bêtise, n'importe...  NzHH préface de 1886. Il en va ainsi pour qui veut penser le grand renversement de l’humanité, pour celui qui met en place le langage de l’hémisphère délaissé de l’humanité. Le combat n’est plus entre inconscient et raison car il faut précisément abandonner le doublet post-plotinien mis au goût du jour par Schopenhauer de l’inconscient/conscience (Unbewusst/Bewusst). Par là comprendre les instincts et donc les valeurs sur lesquels se forge non le caractère mais la personnalité parfois une « nature ». D’autres mots comme singularité pourraient exister.


La pensée comme la poésie ne sont pas là où on les formule. La conjecture de Vérité avec son soi-disant sujet se ramène aisément à un déni de réalité et de curiosité. Après l’ivresse d’un contact avec ce qui fut une grande stimulation, ce que les philosophes de la nouvelle tradition nomment « événement » pour qualifier de manière crépusculaire un frayage de pensée qui se fait dans le cerveau, la question n’est pas celle de la retombée mais de l’endurance de cette ivresse et de sa poursuite. Or si l’on pose comme les psychédéliques qui usent de narcotiques, l’ivresse puis la retombée, c’est raté. La retombée des moments de joyeuse ivresse ou de doux délire — ce qu’en art on nomme tout simplement l’inspiration — consiste à se réengager dans la vie. Dès lors c’est un métabolisme qui donne et qui invite d’autres générations à le suivre. Qui ne voudrait connaître non les plaisirs et les douleurs mais cet étrange régime de la métamorphose que sont la jubilation et l’insatisfaction ? Cette transmutation permet de traverser avec la même envie les périodes plus sèches en inspiration et donc en entrain. L’exigence d’une certaine tension est maintenue et les découvertes s’accompagnent vite d’un eurêka 911.


Si ce n’est pas dans les périodes sèches que l’on nomme civilisation que surgissent les natures et les personnalités, c’est qu’il faut une certaine permissivité contemporaine dans les mœurs vis-à-à-vis de l’ambimanie par exemple, la capacité des deux mains. Ceci produit avec le temps la convergence de différents types en une nature pendant les périodes où différentes conjectures sont possibles. Un exemple de nature se trouve dans la Voie ou le Sens : les japonais l’appellent Dō et c’est une conjecture qui engage l’existence avec cette particularité que, si l’on maîtrise une voie, on est en passe de maîtriser toutes les autres. Les voies ce sont ces disciplines que des hommes ou à présent des femmes choisissent d’étudier toute leur vie, comme le kyudō (la voie du tir à l’arc), le sadō (la voie du thé), le karate-dō (la voie du karaté), le shōdō (a voie de la calligraphie) ou le kendō (la voie du sabre) cf. MunSV_235. Les voies japonaises ont même une avance sur la sensibilité au magnétisme de la terre et à son utilisation dans notre « corps ». On pensera aux recherches de Shigeru Uemura sur les champs magnétiques, sur le magnétisme cérébral et cordial ou celle de Kenji Tokitsu à propos du zero search TokRK_81, de la recherche de la neutralité énergétique. Ces recherches sur l’énergétique dépassent la seule pratique des arts martiaux comme il existe le hakîm dans la culture musulmane : le sage-médecin. Pour donner quelques exemples de ce réalisme obstiné japonais, on pensera à l’école de médecine de Shigeru Uemura ou à ces propos de Kenji Tokitsu : Au Japon, dit maitre Yayama, j’ai déjà formé une cinquantaine de médecins qui sont capables de l’utiliser pour soigner leurs patients, ce qui prouve par la pratique l’objectivité de ma théorie TokRK_82.


Au niveau des investissements libidinaux, on peut opposer les activités à rendement aux activités à risques dont on ne sait pas si elles auront des retombées personnelles et si elles auront des débouchés pour l’époque ou pour la « société ». Le premier investissement existentiel repose sur des procédures connues mais qui vont à l’épuisement, elles sont parfaites pour sortir d’une crise en ce qu’elles accumulent par le ressort moral de l’énergie mais sont incapables de lancer une renaissance. Elles sont là pour épuiser l’efficacité de leur standard. Elles jugent et écartent comme suspect ou anormal ce qui pourrait les renverser. Le second investissement repose sur des paris, des conjectures qui ne concernent pas l’esprit mais les existences à venir. Ces élans vers l'incertain se confrontent tôt ou tard à l’éternel retour de l’inspiration et de son enthousiasme — les deux termes ayant la même étymologie : soufflé des dieux. Les époques à conjectures, ce ne sont pas des périodes comme chez Deleuze et Guattari, davantage cycliques DzMP_266. On peut même abandonner la présupposée innocence du devenir comme l’a fait  Nietzsche lui-même, de manière peut-être trop discrète. Le devenir n’en finit pas avec le jugement, il y participe cachant tant bien que mal son sentiment de culpabilité. Les transmutations, c’est-à-dire l’affirmation d’un métabolisme ou d’un régime de pensée au-delà d’un seuil ont davantage d’importance que la perpétuelle fuite. Ces transmutations sont souvent contemporaines d’un changement de fond de la société qui passe alors par une période de décomposition/recomposition si un cadre est donné, ce qui n’est pas le cas avec la dimension finie-illimitée de la Terre. C’est la coexistence de deux tendances, l’une mineure, l’autre majeure : comme philosophie et déclin de l’hellénisme, Renaissance et période de la Grande Peste où meurt un tiers de la population, pensée qui prend en compte l’affect et crise de l’« Occident ». Ce sont, nous le verrons, les « métaboles » et la métabolique qui font la brèche et par là dirigent. Une manière d’exprimer qu'il y a toujours des avancées — autonomies — qui n'appartiennent pas au substrat de l'époque qui s’achève mais surgissent de sa digestion.  Ces époques paradoxales sont celles où se forgent de nouvelles tables de valeurs. La Renaissance fut une époque qui admit des artistes gauchers en même temps qu’elle était une époque de décomposition sociale contemporaine de Vinci et Michel-Ange (retour de la peste en 1478 après la grande peste de 1348 et début de la Guerre Civile italienne en 1494). C’est ce paradoxe d’une sphère de création intense en pleine synthèse et d’une recomposition de la société plus que de la mondanité qui donne leur caractère tragique ou désespéré aux œuvres, bref toute leur intensité. Le petit milieu mondain, quant à lui, très conservateur pour garder sa position dominante, profite de la logique d’excédence 517e.


On peut se perdre en conjectures, certes, mais juger ainsi, c’est déjà faire de l’existence une erreur. Il y a bien d’autres conjectures que la Vérité, par exemple la tentative 539. La Vérité n’est que l’approfondissement d’un interminable, qui tourne bien souvent au combat de prétention. Si la vérité n’en est qu’une voie parmi d’autres c’est que la voie idéaliste n’est qu’un régime symbolique et un simple métabolisme de la présentation et de la monstration. Il existe bien d’autres métabolismes 919, moins décadents que la chute d’un maître tenant à distance de l’intact ou du pur, les disciples initiés et le commun des mortels. On se trouve alors dans un rapport organique de maître à disciple, bref dans une logique groupusculaire d’école avec ses certitudes et son tranchant, bien d’autres disciplines ont eu un rapport double (ou bijectif) entre le commun et l’initié, entre la profession et le métier. Certaines conjectures ne nous disent pas à l’avance où elles nous mènent Prado, d'autres, plus axiomatiques, nous amènent d'emblée de l'hypothèse au principe, c'est le cas des pensées de Deleuze (sans Guattari) et de Badiou dont il fallait montrer en quoi leurs grammaires ontologiques sont décadentes. Une autre conjecture peut être celle de l'activité débordante qui fait, de la personne qui la vit, un commotionné de la pensée. Cette activité peut prendre la forme d’un métier qui, les règles de l’art une fois assimilées, est capable de prescrire le style et l’allure.  

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